LA GRANDE HISTOIRE DES JUIFS

Publié le par shlomo

 Le « peuple- monde »
25 décembre 2007 - Elie Barnavi |
propos recueillis par Christian Makarian | LEXPRESS.fr du 19/12/2007

Des Hébreux à l’Etat d’Israël, il y a plus qu’une trajectoire exceptionnelle : un destin. L’historien Elie Barnavi explore ce lien indéfectible et si singulier qui, de l’Antiquité à aujourd’hui, rattache les juifs au divin et à une terre. Les Hébreux, les juifs, Israël, trois mots qui désignent un seul et même peuple, dont le destin, unique, couvre quatre mille ans d’histoire. Comment expliquer une telle continuité ?


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e sont trois séquences d'une continuité idéelle qui n'est pas nécessairement historique. Il y a eu des coupures, des conversions, des pertes, mais la fiction féconde qui veut que nous descendions tous des Hébreux anciens et que nous soyons tous issus de Palestine est avant tout une vérité idéologique et spirituelle. Le secret réside dans la singularité de la croyance de ce groupe humain. Il faut partir d'une phrase de la Bible, tirée de la bénédiction de Balaam: «Am levadad ishkon», c'est-à-dire «Un peuple qui demeure seul». Cela signifie que ce peuple se reconnaît dans un rapport singulier au divin et que, de ce fait, il se retranche volontairement des autres et se trouve retranché par les autres. Ce n'est pas seulement un peuple qui a été ostracisé par les autres, c'est aussi un peuple qui s'est ostracisé lui-même.

«Un peuple, un livre, une terre. Cette triade nous suit depuis quatre mille ans»
En quoi ce rapport à Dieu façonne-t-il la relation aux autres hommes?

Les Hébreux se sont donné un Dieu plus puissant que tous les autres, invisible, immatériel, impossible à représenter, transcendantal, qui supplante toutes les formes de divinité et les renvoie à leur inexistence. On passe ainsi de l'hénothéisme, la croyance en un dieu supérieur, au monothéisme, la foi en un Dieu unique. Or ce Dieu a des caractéristiques exceptionnelles parmi les nombreuses religions du Moyen-Orient. Il se définit comme le Dieu de tout le genre humain; il s'identifie au Bien; il a une essence morale, à la différence des dieux païens qui sont dotés de passions humaines; il entretient une relation privilégiée avec les Hébreux dans le cadre de ce que l'on appelle l' «élection». Ce peuple a beau vivre exactement comme tous ceux qui l'environnent, toute son histoire est colorée par le sentiment très fort d'être élu, par la conviction d'être particulier.

L'autre grand thème reste celui de la Terre promise. Est-ce que la notion de déplacement dans l'espace est également constitutive de l'identité hébraïque?

Dans l'Antiquité, tous les peuples se déplacent, sauf les Egyptiens, civilisation plus ancienne. Ce qui est singulier, c'est d'avoir transformé aussi ce déplacement en partie intégrante du récit des origines, en un élément constitutif du destin. Le point d'ancrage que constitue la Terre promise est très fort. Il est souvent fantasmé dans la mesure où l'on circule également en fonction de contingences purement humaines: la famine, la guerre, les aléas climatiques produisent des migrations fréquentes. Mais on garde en mémoire la promesse de cette terre, et cela représente un deuxième élément de continuité. Un élément formidable, puisqu'on le retrouve jusqu'à nos jours. Il n'y aurait pas eu d'Etat d'Israël sans cette mémoire-là; conservée, fantasmée, codifiée, faite loi, mais qui a permis un jour l'avènement d'un pays séculier et laïque. De sorte que la triade originelle se compose ainsi: un peuple, un livre et une terre. Cette triade nous suit depuis quatre mille ans et ne nous a pas lâchés.

Après la terre, la ville. Pourquoi cette fixation sur Jérusalem?

C'est une décision stratégique du roi David, dans les années 1000 avant notre ère, fondée sur le fait que la tribu principale, celle de Judée, pouvait par sa position géographique centrale rallier autour d'elle toutes les autres tribus. La sacralité du lieu procède d'abord d'un raisonnement politique, mais il est certain qu'en plaçant l'arche de l'Alliance en ce lieu on achevait l'édifice. Du coup, il y a une sorte d'aspiration de l'être national collectif vers cette cité. En cercles concentriques, Jérusalem focalise, mais aussi diffuse, le sentiment national et religieux. On a d'abord un centre transcendantal qui a la particularité d'être mobile, l'arche d'Alliance, puis un lieu fixe, Jérusalem. Cela permet de refaire le chemin entier à l'envers en investissant le tout d'un destin collectif unique.

D'où la nécessité de porter rétroactivement l'ensemble par écrit, ce que l'on appelle la Bible...

La Bible est écrite plus tard, par morceaux, livre par livre, processus qui s'étale sur des siècles. On transforme les récits qui circulent, on les codifie, on définit un canon. En soi, c'est un phénomène assez classique - songez aux chants homériques - mais il revêt une dimension sacrale grâce à l'accompagnement constant de Dieu au fil de tous les épisodes.

Au fond, Israël est un des seuls Etats de la région qui n'ait jamais rêvé d'être un empire...

Je pense que c'est lié au caractère sacral du destin national. Israël ne peut pas s'étendre à l'infini. Il ne pourra le faire, atteindre les limites du genre humain, que lorsque le temps sera venu, c'est-à-dire lorsque le Messie adviendra. En attendant, il faut garder sa spécificité. Cette conception est parfaitement contradictoire avec l'idée d'empire. Un empire est inclusif; le judaïsme est exclusif. C'est pourquoi la Terre promise est un espace délimité. Il est vrai qu'au temps des Hasmonéens le territoire s'est étendu, des conversions forcées on eu lieu: si Hérode, le roi contemporain de Jésus, était juif, c'est parce que ses ancêtres avaient été convertis de force. Mais cela concernait toujours le même espace, il ne s'agissait pas d'aller conquérir des terres lointaines. La vocation du peuple juif est de devenir le peuple-monde dans une dimension eschatologique, pas dans une vision politique.

Nous n'avons jamais prétendu que nous étions modestes... Nous l'avons payé très cher.

D'une certaine manière, c'est un concept encore plus ambitieux que celui d'empire...
Comment se fait-il alors que, très tôt, ce peuple émigre et essaime sur tout le pourtour méditerranéen?

Cela s'explique par une initiative héroïque prise au moment du siège de Jérusalem, en 70 après Jésus-Christ, au terme duquel le Temple est rasé. Il a fallu prendre une décision lourde de conséquences pour l'avenir. Est-ce que le judaïsme se résumait au Temple, ce qui supposait sa disparition dès lors que le Temple était détruit? Ou bien, est-ce que l'on pouvait imaginer un Temple portatif, itinérant, qui permettait de pérenniser la foi? Ce n'était pas évident, puisque le Temple était conçu dès l'origine comme la demeure de Dieu. La décision est prise par les sages. Yohanan ben Zakaï, le plus important d'entre eux, s'enfuit de Jérusalem enfermé dans un cercueil; il aurait demandé à l'empereur romain Vespasien l'autorisation de se rendre à Yavné, dans le centre du pays, et d'y fonder une synagogue. Ce sera une réduction du Temple et il suffira de dix mâles juifs pour que le judaïsme se perpétue. A partir de ce moment-là, il y a une coupure physique, mais non spirituelle, entre le peuple et la terre. On peut être juif ailleurs: c'est une décision révolutionnaire. Et la religion vient à l'appui de cette «translation»: il faudra attendre que le Messie revienne pour retourner chez nous. Les événements politiques ultérieurs donnent raison à cette modification. En 135, avec la révolte de Bar Kochba contre Hadrien, Jérusalem est rasée, rebaptisée Aelia Capitolina, les juifs sont interdits dans la cité: c'est la fin d'une présence juive significative dans toute la région. L'écroulement du centre oblige les juifs à imaginer un autre moyen de poursuivre leur existence. Pour la première fois de leur histoire, la périphérie devient plus importante que le centre. Cette dialectique du centre et de la périphérie ne cessera de poursuivre les juifs pendant deux mille ans. La deuxième révolution se fera avec la création de l'Etat d'Israël, en 1948, et produira un renversement de perspective: le centre redeviendra alors plus important que la périphérie.

Le modèle juif n'est-il pas l'inverse des modèles hellénique ou romain, qui se sont caractérisés par la fusion des cultures?

Oui, c'est vrai. Partout où les peuples ont été conquis par les Grecs ou les Romains, ils ont absorbé la culture du vainqueur. Le cas le plus frappant est celui de la Gaule et de la culture gallo-romaine. C'est la loi commune. Le modèle juif est l'inverse - même si de nombreux juifs ont été attirés par la culture hellénique ou romaine (on trouve même des juifs qui se font refaire le prépuce pour combattre nus dans l'arène, à l'imitation de leurs occupants). Les Romains ne comprenaient pas cette résistance, car le polythéisme est inclusif. Ils étaient prêts à incorporer Yahvé à leur panthéon, pourquoi les Juifs refusaient-ils d'accepter Jupiter, ou César, dans le leur? L'incompréhension était telle que les Romains nommaient cela superstitio, expression qu'ils ont également appliquée aux chrétiens, car ils trouvaient cet exclusivisme barbare. Il y avait là deux manières complètement différentes de concevoir le lien au divin, mais aussi le sens de l'humain. Du coup, les Romains ont fécondé l'ensemble du monde méditerranéen, mais ils ont disparu. Nous, nous sommes toujours là.

Comment expliquer que les juifs aient été nombreux à Rome, avant même la destruction du Temple?

Ils y étaient présents comme tous les autres peuples soumis par les Romains. Mais la différence, encore une fois, c'est qu'ils y maintenaient leur spécificité, pour des raisons religieuses, et présentaient de ce fait une visibilité plus grande que d'autres. Ils auraient pu, peut-être, devenir la religion majoritaire de l'Empire romain, sauf qu'ils n'en ont jamais eu la volonté. Pas plus qu'ils n'ont eu la volonté de procéder à des compromis essentiels; ce que les chrétiens, eux, ont consenti. Pour dépasser la loi juive, il fallait en effet un autre dessein, celui qu'ont montré les juifs Pierre et Paul, surtout ce dernier, en sachant passer ces compromis avec les Gentils (les païens). Ils ont ainsi apporté le judaïsme aux Gentils: c'est ce que l'on appelle le christianisme. La transformation d'une loi réservée à un petit groupe en une loi universelle a produit une autre révolution. Il suffisait de supprimer la circoncision, ce qui n'était pas en soi insurmontable, mais surtout d'abolir la kashrout, c'est-à-dire l'ensemble des lois alimentaires mentionnées dans la Torah, or cela était impensable pour l'écrasante majorité des juifs.

Pour vous, le christianisme est-il un judaïsme universalisé?

Bien sûr, c'est l'évidence même. D'où l'opposition entre christianisme et judaïsme: il faut bien tuer le père, sans vouloir faire de psychanalyse sauvage. Chez les Pères de l'Eglise, il existe une forte hostilité envers les juifs parce qu'ils n'ont pas accepté cette mutation d'une religion tribale à une religion universelle. S'il n'y avait pas eu de filiation directe, il n'y aurait pas eu autant d'aigreur. L'antijudaïsme d'Eglise est une donnée incontournable; il ne pouvait pas en aller autrement. Car l'Eglise, loin de renier l'héritage juif, s'en déclare la seule vraie dépositaire et se proclame verus Israël. Il est clair que l'Eglise n'aurait pu ni vivre ni croître si elle ne s'était pas d'emblée opposée au judaïsme. Cet antijudaïsme n'est pas racial, et ne peut pas l'être, puisque les textes chrétiens ne cessent de vouloir établir une ligne droite entre les prophètes d'Israël et le Christ. Ce faisant, l'Eglise considère que ceux qui n'acceptent pas ce dépassement sont rebelles à leur propre message. C'est pourquoi il y a un Nouveau Testament, qui n'abolit pas l'Ancien mais qui se réclame de son accomplissement.

Néanmoins, la présence des juifs est indissociable de l'histoire européenne...

Ils sont très nombreux en Europe, car la civilisation chrétienne présente des caractéristiques économiques paradoxales. Etrangers dans leur propre pays, les juifs n'ont pas le droit de posséder de la terre, d'avoir des employés chrétiens. Pour assurer leur subsistance, ils se spécialisent très vite dans l'artisanat, le commerce, en particulier celui de l'argent, qui, en principe, est interdit aux chrétiens. La croissance économique de l'Europe fait de plus en plus appel au crédit, ce qui ouvre aux juifs un nouveau domaine d'activité nécessaire au développement de la production et des échanges. Du reste, là où une classe marchande chrétienne a pu suffisamment se développer, comme en Italie, les juifs sont beaucoup moins nombreux. En revanche, ils sont massivement présents en Pologne, où ils finiront par constituer à eux seuls toute la classe moyenne, entre une aristocratie et une paysannerie catholiques très éloignées l'une de l'autre. D'où l'extraordinaire hostilité qu'ils susciteront dans ce pays.

Faut-il lier indissociablement l'antijudaïsme et l'antisémitisme?

Personnellement, je distingue assez nettement les deux. L'antijudaïsme chrétien traditionnel est au départ un affrontement uniquement religieux, puisque le racisme est contradictoire avec le sens même du message chrétien, qui tend à l'universalité. Certes, il prend, au fil du temps, une coloration sociale et économique; à partir des xiie et xiiie siècles, par exemple, l'aspect racial apparaît, notamment dans l'iconographie. Cela reste toutefois marginal. En Espagne, au moment de l'adoption des lois de pureté du sang (limpieza de sangre), au xve siècle, surgit pour la première fois une aggravation. Ces lois interdisent aux juifs convertis à la religion chrétienne, ainsi qu'à leurs descendants directs, l'accès aux hautes fonctions étatiques ou ecclésiales. Mais, là encore, le fait que le mouvement ne déborde pas de l'Espagne limite les dégâts. En réalité, c'est avec la sécularisation de l'Occident que tout se précipite. L'antijudaïsme chrétien se transforme en un autre phénomène, qui prend une existence autonome. Une mutation s'opère. Pour forcer le trait, je dirai que, au Moyen Age, les juifs ont le nez de tout le monde et sont habillés différemment; à l'époque moderne, ils sont habillés comme tout le monde mais ont un nez différent. Or on peut changer d'habit, mais pas de nez. Plus l'Europe se sécularise, plus l'antijudaïsme traditionnel cède la place à l'antisémitisme racial. Du reste, le terme d'antisémitisme date de 1879, sous la plume du journaliste allemand Wilhelm Marr. En tant qu'historien, j'observe que l'antisémitisme est le plus dangereux là où la part de l'antijudaïsme chrétien est la plus faible et où la composante raciale est la plus forte. Et la composante raciale est la plus forte là où il n'y a plus du tout d'élément chrétien, là où il n'y a plus qu'un paganisme, comme ce fut cas du nazisme.

Pourquoi l'Allemagne a-t-elle atteint ce paroxysme alors que l'antisémitisme existait partout ailleurs?

L'antisémitisme intellectuel est plutôt français, tandis que l'antisémitisme viscéral est plutôt allemand. Cela tient aux conditions de développement de l'Etat allemand. L'Allemagne est une nation inaboutie, malheureuse, une nation qui a longtemps attendu d'être une entité unifiée. Elle n'a pas connu d'enveloppe étatique susceptible d'embrasser tout un peuple dans ses multiples composantes. Face aux antisémites français, les juifs restaient quoi qu'il en soit des citoyens français; tandis qu'en Allemagne, en l'absence d'Etat unitaire, les juifs n'étaient pas allemands au sens collectif du terme. Pour remplacer ce tissu conjonctif, les Allemands ont mis en avant la Kultur. Or la Kultur, ce n'est pas la civilisation, ce sont les origines, Hermann, Siegfried, le sang, la terre. Et tous ceux qui n'en relèvent pas ne font pas partie de ce corps-là. Ils deviennent des corps étrangers, qui constituent la cible idéale contre laquelle s'unir. C'est pourquoi il a existé en Allemagne plus facilement qu'ailleurs, ce que Saul Friedländer appelle l' «antisémitisme rédempteur», qui est un antisémitisme éradicateur.

«Israël s'inscrit à la fois dans une longue continuité et dans une rupture complète»
Comment s'est forgé le sionisme?

Je m'en tiendrai à deux idées. Premièrement, de la même manière que l'antijudaïsme s'est sécularisé en antisémitisme, l'aspiration à Sion s'est sécularisée en sionisme. Il y eu une translation du Messie au peuple; au lieu de retourner vers la Terre promise à l'avènement du Messie, comme le dit la Torah, les juifs ont commencé à penser: «Nous y retournerons quand nous le déciderons.» Deuxièmement, sans l'antisémitisme, le sionisme serait quand même né, en raison du puissant mouvement des réveils nationaux au xixe siècle, mais sa réussite, elle, aurait été hasardeuse. Il n'aurait eu presque aucune chance de réussir. On le voit dans les statistiques, dès l'aube du xxe siècle. Il existe un courant continu d'immigration vers la Palestine, mais à chaque vague de pogroms il gonfle sensiblement, jusqu'à devenir irrésistible pendant la Shoah. De façon paradoxale, je pense que, sans la Shoah, il n'y aurait pas eu d'Etat d'Israël. Seule la disparition d'un tiers du peuple juif a convaincu les juifs qu'il fallait donner naissance à un Etat juif; et a également convaincu les autres nations de cette nécessité.

Certains disent aujourd'hui que rattacher la création d'Israël à la Shoah affaiblit ce pays, dans la mesure où le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes devrait suffire en soi à rendre Israël légitime. Qu'en pensez-vous?

Je ne suis pas du tout de cet avis. Dans la déclaration d'indépendance, il n'est pas question de la Shoah; on évoque seulement le droit naturel du peuple juif et la résolution des Nations unies. Jusqu'au procès Eichmann, au tout début des années 1960, Israël n'évoquait presque jamais la Shoah. Mais, historiquement, humainement, la Shoah est la justification ultime de l'existence nationale juive. Non seulement cela n'enlève rien à la légitimité d'Israël, mais cela l'assoit définitivement, et il n'existe pas de justification humaine plus élevée.

Comment Israël s'inscrit-il aujourd'hui dans le destin du peuple juif?

L'Etat d'Israël se vit comme une très vieille aventure. Dans la déclaration d'indépendance, il est question de l'héritage des prophètes d'Israël. Israël se veut comme la continuité d'une histoire plurimillénaire. En même temps, il représente une nouvelle mutation, puisqu'il a été créé par la volonté des hommes, non celle de Dieu, et que la loi y est faite par les représentants du peuple, non par la Torah. C'est donc une création ambiguë, un peu curieuse: Israël se revendique à la fois d'un long passé, de l'appartenance à un peuple théophore et d'une Constitution moderne, propre aux Etats-nations classiques. Il n'y a donc aucun moyen de faire une séparation nette entre ce qui est religieux et ce qui ne l'est pas. On peut être chrétien et français, chrétien et allemand, mais on ne peut être que juif et juif: c'est très compliqué. Notre religion estethnique,tribale,nationale: il est plus difficile de distinguer ce qui dépend du domaine de la foi et ce qui relève du champ de l'Etat. C'est pourquoi la création d'Israël s'inscrit à la fois dans une très longue continuité et une rupture complète. Les Pères fondateurs l'avaient bien compris. Ben Gourion disait: «L'Etat d'Israël est l'interprétation moderne du judaïsme.» A l'opposé, les juifs orthodoxes ont rejeté cette définition en considérant qu'il n'y avait pas de retour possible vers la Terre promise sans la venue du Messie: l'exil était la volonté de Dieu, la refondation d'Israël devait l'être aussi.

Quelles perspectives voyez-vous pour Israël?

J'ai une impression politiquement confuse mais existentiellement très claire. En tant qu'historien, je suis relativiste par profession. Nous traversons une éclipse; ce n'est pas un bon moment pour Israël. Mais l'être israélien est indestructible, pour autant qu'une collectivité humaine puisse l'être. En ce qui concerne la diaspora, pour la première fois de l'Histoire, la quasi-totalité du peuple juif vit dans des régimes libéraux et démocratiques où il a le choix de rester ou de partir. Il y aura encore des temps difficiles, mais je ne vois aucun scénario dans lequel l'Etat d'Israël pourrait disparaître.

Elie Barnavi Né à Bucarest en 1946, Elie Barnavi a suivi des études d'histoire et de sciences politiques à Tel-Aviv et à la Sorbonne. Professeur d'histoire de l'Occident moderne à l'université de Tel-Aviv, il a également été ambassadeur d'Israël à Paris, de 2000 à 2002. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont une Histoire universelle des juifs (Hachette Littératures) et, récemment, Les Religions meurtrières (Flammarion). Il est actuellement directeur scientifique du musée de l'Europe, à Bruxelles.

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