Turquie : L'État turc et le problème kurde
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République de Turquie |
Au coeur de ce Proche-Orient, les Kurdes constituent un peuple de 25 à 30 millions de personnes écartelé entre la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie, mais aussi en Arménie et en Géorgie. Victime de la partition de l'Empire ottoman et de la création des États modernes du Proche-Orient après la Première Guerre mondiale, le peuple kurde s'est réfugié dans une région de hautes montagnes qu'il appelle le Kurdistan.
Le Kurdistan est donc une région de hautes terres du sud-ouest de l'Asie. Cette région de 530 000 km² s'étend sur le nord-ouest de l'Iran, le nord-est de l'Irak et l'est de la Turquie, au sud du mont Ararat. Ainsi, bien que partagés entre plusieurs États – Turquie, Irak, Iran, Syrie, Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan, Turkménistan, Kirghizie et Kazakhstan – qu'ils ne contrôlent pas, les quelque 30 millions de Kurdes sont restés relativement concentrés dans leur Kurdistan ancestral, à cheval sur quatre frontières. On compte aujourd’hui environ quatre millions de Kurdes en Irak, soit 18 % de la population du pays. On compte aussi 15 millions de Kurdes en Turquie (24 % de la population du pays), 6 millions en Iran (18 %), 800 000 en Syrie (8 %) et quelque 115 900 disséminés en Arménie, en Géorgie, en Azerbaïdjan, au Turkménistan, en Kirghizie et au Kazakhstan. En outre, on estime que 700 000 Kurdes sont réfugiés en Europe.
1.1 Données démolinguistiques sur le Kurdistan
On compte aujourd'hui 13,1 millions de Kurdes en Turquie (21 % de la population du pays), 9,2 millions en Iran (14 %), 4,7 millions en Irak (18 %), 1,2 million en Syrie (8 %) et quelque 300 000 dans certaines républiques de l'ex-URSS, dont l'Arménie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan, leTurkménistan, laKirghizie et le Kazakhstan, où ils ne représentent que 0,01 % de la population de l'ex-URSS; on compte aussi 300 000 Kurdes au Liban.
Répartition géographique des Kurdes en 1999 | ||
Zone géographique | Nombre d'habitants | Pourcentage par rapport à la population kurde totale |
Turquie | 13 150 000 | 45,3 % |
Iran | 9 260 000 | 31,9 % |
Irak | 4 760 000 | 16,4 % |
Syrie | 1 240 000 | 4,2 % |
Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie | 301 000 | 1,0 % |
Liban | 300 000 | 1,0 % |
Total | 29 011 000 | 100 % |
Source : Hamit Bozarslan |
La très grande majorité des Kurdes (80 %) ne parlent pas d'autre langue que le kurde, une langue qui, à l'instar du persan, de l'afghan, du baloutche, etc., fait partie de la branche iranienne issue de la famille indo-européenne. Ainsi, le kurde n'est apparenté ni à l'arabe ni au turc. Avec les Arabes, les Perses et les Arméniens, les Kurdes constituent l'un des peuples les plus anciens de la région. La région qu'ils habitent est appelée le Kurdistan.
Conséquence du fractionnement politique des Kurdes, la langue kurde n'est pas unifiée; elle est fragmentée en plusieurs variétés dialectales dont le kurmancî et le soranî, les variétés les plus importantes, puis le zazaî, le lorî, le bakhtyarî et le goranî. Le kurmancî est parlé par environ 90 % des Kurdes de Turquie; il est également parlé dans les régions kurdes d'Iran et d'Irak, ainsi qu'en Syrie, soit 60 % de l'ensemble des Kurdes. Le soranî est parlé dans les régions centrales du Kurdistan en Iran et en Irak; le zazaî est parlé dans certaines régions du Kurdistan de Turquie; dans les trois parties du sud du Kurdistan, on parle le goranî et d'autres dialectes. De plus, les Kurdes de Géorgie et d'Arménie écrivent leur langue en alphabet cyrillique, ceux de Turquie en alphabet latin, ceux d'Irak, d'Iran et de Syrie en alphabet arabe ou arabo-persan. Les Kurdes sont davantage unifiés par la religion, étant presque tous des musulmans sunnites.
Bien que partagés entre plusieurs États qu'ils ne contrôlent pas, les 30 millions de Kurdes sont restés relativement concentrés dans leur Kurdistan, à cheval sur quatre frontières. Ils possèdent toutes les caractéristiques d'une nation, sans pouvoir disposer d'un État qui leur appartienne en propre. Pour conserver leur identité, les Kurdes ont dû s'opposer à des gouvernements centralisateurs et répressifs, la plupart du temps par la violence, à défaut d'autres solutions que leur refusent conjointement les États dans lesquels ils sont intégrés. Retranchés dans leurs chaînes de montagnes et hauts plateaux d'accès difficile, les Kurdes résistent farouchement aux dominations étrangères depuis plus de 70 ans.
Au XIXe siècle, les diverses tentatives d'assimilation de la part de l'Empire ottoman ont entraîné la création de plusieurs principautés kurdes indépendantes, toutes plus ou moins écrasées. Mustafa Kemal Atatürk poursuivit le combat avec plus d'acharnement.
2.1 Le régime de la loi martiale
Suite à l'effondrement de l'Empire ottoman en 1918, le traité de Sèvres (1920), imposé par la Grande-Bretagne et les Alliés, avait prévu la création d'un Kurdistan indépendant. Peu après, les Occidentaux décidaient de miser plutôt sur le nouvel État turc (1923) dirigé par Mustafa Kemal Atatürk, le «Père des Turcs» (Türks). Le traité de Sèvres n'a donc jamais été respecté et il est devenu caduc lors du traité de Lausanne du 24 juillet 1923, qui accordait certaines protections aux minorités religieuses de Turquie.
Non seulement le traité de Lausanne de 1923 n'a jamais été respecté, mais le décret-loi du 3 mars 1924 a interdit l'enseignement en langue kurde dans toutes les écoles, de même que toutes les associations et publications kurdes. Depuis cette époque, tous les gouvernements turcs successifs ont nié l’existence des Kurdes.
Le discours officiel a toujours prétendu qu’il n’y avait pas de problème kurde puisque «les Kurdes n’existent pas». Pourtant, la Turquie décrétait en 1932 la loi martiale sur tous les territoires peuplés par les Kurdes. En même temps, Ankara promulguait une loi de déportation et de dispersion des Kurdes (5 mai 1932); cette loi visait la déportation massive des Kurdes vers l'Anatolie centrale; une autre loi, adoptée en 1980, autorisait même la déportation des membres de la famille d'un prisonnier politique «jusqu'au quatrième degré».
Une autre loi fut encore adoptée pour exterminer le peuple kurde de Turquie. Il s'agit de la Loi sur l'établissement forcé (Mecburi Iskân Kanunu), no 2510, du 14 juin 1934. Parmi les raisons invoquées de cette loi, il est écrit que «les Turcs arrivent en tête des races qui émigrent» et qu'ils «turquisent» les régions où ils s'installent; que certaines races et cultures, en raison des courants islamiques, n'ont pu être assimilées et que, par conséquent, elles ont sauvegardé leur langue maternelle; que le travail le plus important à accomplir par la révolution kémaliste est «d'inculquer la langue turque et d'astreindre toute population n'étant pas de langue maternelle turque à devenir turque».
L'article 2 de la Loi sur l'établissement forcé, no 2510, précise que «conformément à la carte qui sera établie par le ministère de l'Intérieur et approuvée par les ministres, il sera constitué en Turquie trois catégories de zones d'habitations». La zone no 1 comprend les régions où l'on désire augmenter la densité des populations ayant une culture turque, c'est-à-dire une partie du Kurdistan turc, afin d'y installer des immigrants turcs. La zone no 2 comprend les régions où l'on veut établir les populations qui doivent être assimilées à la culture turque (régions de Thrace orientale, de Marmara et des côtes égéenne et méditerranéenne). La zone no 3 compte les territoires que l'on veut évacuer et qui sont interdits pour des raisons sanitaires, matérielles, culturelles, politiques, stratégiques et d'ordre public (provinces kurdes telles que Agri, Sason, Tunceli, Van, Kars, Bitlis, Bingöl et de certaines régions de Diyarbakir et de Mus).
Source: http://www.kultur.gov.tr/portal/kultur_portal/images/en/78/6678/tharita.jpg
Quant à l'article 9 de la Loi sur l'établissement forcé, il précise que «le ministère de l'Intérieur détient tous les pouvoirs pour :
i) établir dans les bourgs de manière dispersée des tsiganes de nationalité turque et des nomades n'appartenant pas à la culture turque;
ii) éloigner des bords des frontières ceux qui s'adonnent à l'espionnage:
iii) expulser hors des frontières nationales les tsiganes de nationalité étrangère et les nomades qui n'appartiennent pas à la culture turque».
L'article 11a mentionne qu'«il sera interdit à ceux qui parlent une autre langue maternelle que le turc de former des villages ou quartiers, des groupements d'artisans ou d'employés». L'article 11b relatif à l'installation des Kurdes déportés précise que ces derniers «s'établissant dans les bourgs et les villes ne pourront pas dépasser les dix centièmes de la population totale des circonscriptions municipales». L'objectif visé par la loi no 2510 se retrouve dans les propos du ministre turc de la Justice de l'époque, M. Mahmut Esat Bozkut : «Le Turc est le seul seigneur, le seul maître de ce pays. Ceux qui ne sont pas de pure origine turque n'ont qu'un seul droit dans ce pays : le droit d'être serviteurs, le droit d'être esclaves» (dans Milliyet, du 16 septembre 1930).
La région kurde a vécu sous le régime de la loi martiale jusqu'en 1946, en plus d'être interdite aux étrangers jusqu'en 1965. En 1961, l'un des premiers décrets du Comité d'union nationale, qui gouverna le pays après le coup d'État de 1961, portait sur la «turquification des noms de villes et villages kurdes». Le Kurdistan turc a alors pris le nom d'«Anatolie orientale» ou «provinces de l'Est». Le paragraphe 89 de la Loi sur les partis politiques (1961) interdisait à tout parti d'affirmer qu'il existait à l'intérieur des frontières de la République des minorités fondées sur des différences linguistiques.
Du point de vue officiel, les Kurdes n'existeraient donc plus en Turquie: ils sont considérés comme des «Turcs montagnards» (par Mustafa Kemal). Non seulement la langue kurde a-t-elle été interdite, mais aussi le mot kurde, de même que la musique kurde et le costume traditionnel (chemise et pantalon bouffant pour les hommes). Malgré ces mesures répressives, la résistance kurde ne s'est pas éteinte.
2.2 Révoltes et répressions
Même s’il n’existait pas officiellement de «problème kurde», la situation a donné lieu aux nombreuses révoltes qui ont secoué le Kurdistan turc de 1925 à 1939. Elles ont été toutes écrasées par le maréchal Mustafa Kemal Atatürk. La rébellion et la répression armée ont repris dans les années soixante, tant en Turquie qu'en Irak et en Iran, et ce, dans le silence et l'indifférence de la communauté internationale. Depuis cette époque, la répression a continué de s'abattre régulièrement (1971, 1973, 1980, 1986, 1991, 1992, 1997, 1998) sur les Kurdes.
En 1989, le gouvernement a imposé dans toute la région kurde un «régime d'exception». Le sud-est de la Turquie demeure aujourd'hui sous le contrôle illimité de l'armée. Par les décrets-lois 423 et 424, les militaires se sont vu octroyer des pouvoirs extraordinaires. Un décret du 16 décembre 1990 est venu préciser les pouvoirs du «super-préfet turc». Les résultats parlent d’eux-mêmes : détentions sans procès, déportations de civils, recours systématique à la torture, suspension de la liberté de presse, sans compter les opérations de nettoyage de l'aviation turque depuis la fin de la guerre du Golfe (1991). Quant à la plupart des dirigeants kurdes, ils croupissent en prison et les déportations massives se perpétuent, de même que le pilonnage des villages kurdes.
Et aujourd'hui, en ce début du XXIe siècle, la politique de destruction du Kurdistan est encore plus féroce que jamais, comme en témoignent l'anéantissement de villages entiers, la déportation de populations civiles et les assassinats politiques qui sont devenus monnaie courante. Évidemment, tout militant des droits de l’homme se sait menacé par l’État turc; même les avocats sont pris pour cible. Encore là, la communauté internationale demeure muette. Il est vrai que le gouvernement turc est un allié stratégique des États-Unis qui ont besoin de celui-ci pour leur stratégie anti-irakienne; d’ailleurs, la Turquie abrite même une base permanente de 5000 militaires américains (sans compter des soldats britanniques et français) ainsi que des armes nucléaires.
Selon un bilan officiel établi par le ministre d'État du gouvernement, la guerre entre les Kurdes et les Forces armées turques aurait fait au moins 27 000 morts depuis 1984, dont 10 000 parmi les militaires turcs. Elle aurait coûté à l'État turc quelque 84 milliards de dollars US et 3000 villages kurdes auraient été détruits. On ignore combien coûte exactement la guerre anti-kurde, car de nombreux fonds ne sont pas soumis au contrôle du Parlement, mais certains économistes croient que plus des trois cinquièmes du budget annuel sont consacrés à la «pacification» du territoire. Le gouvernement turc croit encore éradiquer la guérilla kurde, sans rien céder aux aspirations culturelles ou politiques des Kurdes! Évidemment, c'est une politique dont les chances de réussite semblent très minces.
Ce n'est pas un hasard si l’armée turque a acquis une importance majeure dans ce pays. Elle dévore un budget impressionnant qui fragilise toute l’économie de la Turquie, avec une inflation qui dépasse les 80 % depuis 1991. Cette armée n’a qu’un projet : conserver l’alliance américaine et constituer son bras armé contre les Russes et les Arabes. Cette puissante armée a aussi un droit de veto sur tous les budgets votés au parlement d’Ankara; elle soumet d’abord son propre budget aux parlementaires, mais aucun d’eux ne peut le contester sous peine d’être accusé de trahison. En réalité, il est certain qu’une bonne partie de l’armée turque, par exemple les généraux et les autres officiers, les miliciens pro-gouvernementaux, les policiers, sans compter les fonctionnaires en poste dans les régions kurdes, les marchands de canons, les trafiquants de drogue, etc., ont intérêt à poursuivre ce conflit qui renforce leur emprise sur le pays. Il est vrai que le pays conserve une très longue tradition militariste pour des raisons de sécurité nationale.
L'article 118 (modifié par la loi no 4709 du 3 octobre 2001) de la Constitution actuelle prévoit un «Conseil de sécurité nationale», qui se compose, sous la présidence du président de la République, du premier ministre, du chef d'état-major général, des vice-premiers ministres, des ministres de la Justice, de la Défense nationale, de l'Intérieur et des Affaires étrangères, des Commandants des Forces terrestres, navales et aériennes et du commandant général de la Gendarmerie. Selon ce même article, le Conseil de sécurité nationale communique au Conseil des ministres ses décisions ayant valeur de recommandations en matière de détermination, fixation et application de la politique de sécurité nationale de l'État ainsi que son avis au sujet de l'établissement de la coordination nécessaire à cet égard. Les décisions du Conseil de sécurité nationale relatives aux mesures qu'il estime indispensables en vue de sauvegarder l'existence et l'indépendance de l'Etat, l'intégrité et l'indivisibilité du territoire et la paix et la sécurité de la société sont évaluées par le Conseil des ministres.
Pris en étau, les Kurdes continuent aujourd'hui d'être pourchassés par l'armée irakienne, refoulés par l'aviation turque, affamés et malmenés en Iran. C'est une sorte de coalition qui fait l'affaire des États concernés. Plus précisément en Turquie, quinze ans de guerre larvée ont fait des Kurdes des parias. Ils sont 10 à 12 millions à devoir choisir entre la répression turque et la férocité de leur propre guérilla. Les Kurdes de Turquie semblent voués à la perpétuelle errance et à la négation de leurs droits. D’ailleurs, la Turquie n’a jamais caché qu’elle souhaitait le rétablissement de l'autorité de Bagdad sur le Kurdistan d'Irak malgré la tutelle internationale imposée par l’ONU. La déroute des talibans en Afghanistan a ranimé en Turquie une vieille hantise: la création à sa frontière sud d'un État kurde. La Turquie a toujours craint une confrontation armée de la part des États-Unis avec l'Irak, ce qui, à ses yeux, risquait de faire éclater ce pays et favoriser ainsi la création d'un État kurde indépendant. Or, la Turquie ne veut à aucun prix un État kurde dans le nord de l'Irak voisin d'autant plus que celui-ci risquerait d'être asphyxié par la Turquie, la Syrie et l'administration de Bagdad (sous Saddam Hussein). Mais, depuis que les Forces armées américaines contrôlent Bagdad, les Kudes ont certes la vie plus facile, mais l'armée turque continue de surveiller ses intérêts en massant des troupes près du Kurdistan irakien.