«La Turquie, les Juifs et l'Holocauste»
La turcologue Corry Gutstadt a publié une étude détaillée sur le comportement du gouvernement turc envers ses citoyens juifs pendant la Shoah. Cela lui a permis de mener des recherches sur un chapitre de l'histoire du vingtième siècle qui avait jusqu’alors été quasiment négligé par la recherche internationale sur la Shoah. Elle révèle ici que la Turquie a mené pendant la Shoah une politique de dénaturalisation des Juifs de Turquie émigrés en Europe. Le gouvernement d'Ankara, allié de l’Allemagne nazie, voulait ainsi contrer l’afflux massif de Juifs turcs vers la Turquie et il a utilisé l'instrument de la dénaturalisation de masse comme moyen de l'empêcher. Cette politique s’est révélée fatale pour les 25 000 à 30 000 Juifs d'origine turque qui vivaient en Europe, et en France particulièrement. Le Collectif VAN propose la traduction d’une interview en anglais, parue sur le site qantara.de (Dialogue avec le monde musulman).
On fait beaucoup de cas du fait qu'il y a environ 20 000 Juifs en Turquie aujourd'hui, un chiffre qui est souvent montré comme preuve de l'attitude tolérante du pays envers sa minorité juive. On prétend souvent que cette success story a commencé lorsque les Juifs séfarades ont trouvé refuge dans l'Empire Ottoman, le prédécesseur de l'Etat turc moderne.
Eh bien, il y a actuellement plus de 20 000 Juifs en Iran aussi. Un nombre cité seul ne constitue pas forcément un indicateur fiable pour savoir si un lieu est sûr et à l'abri de l’antisémitisme. En ce qui concerne la Turquie, il est important de souligner que seulement 20 000 Juifs vivent aujourd'hui dans le pays. Cela constitue contraste fortement avec les 120 000 à 150 000 personnes qui, selon les estimations, vivaient dans la région à la fin de la Première Guerre mondiale. Avant comme après la Deuxième Guerre mondiale, et plus particulièrement après la création de l'Etat d'Israël, la grande majorité des Juifs a quitté la Turquie. Cela a constitué un retournement de la tendance des siècles passés.
Pendant des siècles, l’Empire ottoman a été une terre d’immigration pour les Juifs fuyant la Reconquista en Espagne et les pogroms en Europe orientale. Néanmoins, décrire l’Empire ottoman comme un «paradis multiculturel» est absurde et an-historique. En tant que non-musulmans, les Juifs subissaient des contraintes innombrables. Comme les chrétiens, ils devaient payer un impôt sur la fortune et devaient avoir une attitude soumise envers les musulmans. De plus, il faut dire qu’il y a eu beaucoup de fluctuations dans la situation des Juifs pendant les 600 ans qu’a duré l’Empire ottoman.
La période des persécutions anti-juives sur la péninsule ibérique a coïncidé avec l'expansion de l'Empire, dont les dirigeants étaient désireux d'augmenter la population urbaine. Une autre raison pour laquelle ils étaient heureux d'accueillir les Juifs séfarades étaient que ceux-ci apportaient avec eux d'importants savoir-faire et expertises. Les Juifs qui se sont installés en Anatolie et dans les Balkans avant la conquête ottomane, de l'autre côté, étaient forcés de se réinstaller ailleurs (pour des raisons démographiques également) et étaient soumis à un nombre de contraintes considérables.
A quoi ressemblait la vie des Juifs aux environs de la période où l'Etat turc a été créé ?
La fondation de la République Turque en 1923 était le chapitre final de la désintégration prolongée de l'Empire Ottoman, qui avait perdu la plupart de ses territoires dans une série de guerres contre les grandes puissances chrétiennes et européennes. La situation pour les Juifs était différente parce que contrairement aux populations chrétiennes des Balkans, ils n'avaient pas de buts séparatistes. En réponse aux protestations européennes face au massacre arménien, les dirigeants ottomans aimaient attirer l'attention sur les Juifs comme une «minorité modèle».
Pour leur part, les Juifs ont souvent été la cible d'attaques antisémites de la part des minorités chrétiennes aux environs de cette période et étaient, pour cette raison, dépendants de la protection de l'Etat. En conséquence, la plupart des Juifs se sont au début considérés comme des alliés du mouvement kémaliste et ont regardé la nouvelle république avec des attentes largement positives. Ces espoirs ont rapidement été réduits à néant parce que malgré leurs tentatives d'adaptation et les déclarations de loyauté, les Juifs sont rapidement devenus une cible pour le nationalisme rigide de la nouvelle république. Une des politiques définissant la jeune république était la turquification de l'Etat, de l'économie et de la société.
A la lumière de ceci, les dirigeants kémalistes ont considéré les droits qui avaient été accordés aux minorités non musulmanes dans la traité de Lausanne comme la continuation de l’ingérence des grandes puissances impérialistes. Ils ont mis les communautés religieuses non musulmanes sous pression afin qu'elles renoncent à ces droits «volontairement». Les Juifs aussi ont été successivement chassés de nombre de professions et de secteurs économiques. Cela a incité de nombreux Juifs à émigrer, particulièrement en France, mais aussi aux USA, en Italie et en Allemagne.
Une fois que la guerre a éclaté, comment l'Etat turc, qui a réussi à resté «neutre» jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, s'est-il comporté envers les Juifs qui vivaient à l'intérieur de ses frontières ?
Je pense que nous devons faire ici une différence entre l'antisémistisme et le nationalisme anti-minorité, qui visait non seulement les Juifs mais d'autres groupes aussi. D'un autre côté, des pamphlets antisémites comme Les Protocoles des Sages de Sion sont arrivés en Turquie et ont été traduits en turc dans les années trente. A la suite d'une visite en Allemagne, Cevat Rifat Atilhan, qui peut être décrit comme le père de l'antisémistisme islamique en Turquie, a commencé à publier le journal antisémite Millî İnkîlâp (Révolution Nationale) à Istanbul, qui contenait des caricatures antisémites directement recopiées d'un journal nazi, Der Stürmer. Bien que celui-ci et d'autres magazines aient été interdits pendant une certaine période, ils marquent la naissance de l'antisémitisme moderne en Turquie.
Les Protocoles des Sages de Sion comme Mein Kampf ont alors connu je ne sais combien de rééditions jusqu'à aujourd'hui. Les mesures nationalistes, qui affectaient non seulement les Juifs mais aussi les Kurdes, les Arméniens et les Grecs, incluaient les réinstallations forcées, ce qu’on appelait la capitation - impôt qui conduisit à la confiscation des biens de ceux qui n'étaient pas en position de payer les sommes fixées arbitrairement et fréquemment astronomiques qu'ils étaient tenus de payer – et le travail forcé dans des camps de l'Anatolie orientale. Bien que ces mesures ne soient en aucune manière comparables avec la persécution des Juifs de la part des Nazis, elles ont si totalement détruit la confiance des Juifs dans la république que la majorité des Juifs restant dans le pays l'a quitté en 1947/1948.
A cette époque, les Juifs de Turquie étaient disséminés dans toute l'Europe. Comment vivaient-ils ?
Au début de la guerre, environ 25 000 à 30 000 Juifs d'origine turque vivaient en Europe, en France pour la plupart d'entre eux. Seulement une dizaine de milliers d'entre eux avaient toujours la citoyenneté turque, ce qui est devenu une question de vie et de mort pendant la Shoah. Il y avait beaucoup de gens qui était venus en Europe comme «citoyens ottomans», mais dont le lieu de naissance avait été assigné à d'autres Etats une fois que l'Empire n'existait plus. En France, il était relativement facile d'obtenir la citoyenneté française. Depuis le début des années trente, la république kémaliste avait commencé à vérifier la nationalité de ses ressortissants vivant à l'étranger et à révoquer la citoyenneté des non musulmans en particulier.
Cette politique de dénaturalisation, que l'Etat turc pouvait initialement faire passer comme une conséquence normale de la nouvelle situation, s'est principalement concentrée sur les Juifs pendant la Shoah. En octobre 1942, l'Allemagne a envoyé un ultimatum au gouvernement turc pour rapatrier ses citoyens juifs depuis les Etats occupés par le Reich allemand. Par dessus tout, pourtant, le gouvernement d'Ankara voulait empêcher un afflux massif de Juifs turcs et a décidé d'utiliser l'instrument de la dénaturalisation de masse comme moyen de l'empêcher. Ce qui s’est révélé particulièrement fatal à cet égard était le fait que selon la loi turque, les gens qui avaient changé de nationalité volontairement ou qui avaient été dénaturalisés n'étaient plus jamais autorisés à remettre le pied sur le sol turc, même en tant que touriste ou réfugié.
En plus, en 1938, la Turquie a passé un accord secret qui interdisait aux «Juifs étrangers, qui sont sujets à des restrictions dans leur pays d'origine, sans considération de la religion qu'ils pratiquent actuellement» d'entrer en Turquie. Avec ce décret, la Turquie a adopté le critère qui caractérisait la législation anti-juive en Allemagne et chez ses alliés.
Que savait à l'époque le gouvernement turc sur ce qui se passait dans les pays contrôlés par l'Allemagne et sur le sort des Juifs de Turquie vivant dans ces pays ?
Naturellement, les Allemands n'ont pas dit aux autorités turques que les Juifs qui n'étaient pas rapatriés seraient déportés et assassinés, mais ils ont masqué la réalité de la situation en disant qu'ils seraient «soumis aux mesures générales appliquées aux Juifs». Pourtant, du fait que de nombreuses organisations juives de secours avaient des représentants à Istanbul, la Turquie était un des lieux où une information concrète sur la Shoah était disponible. A partir de la Turquie, des journalistes faisaient des reportages sur l’assassinat systématique des Juifs.
Les Juifs qui s’étaient évadés des camps de concentration ou des ghettos et avaient réussi à atteindre Istanbul étaient interrogés par les comités d'aide et recevaient l'assistance dont ils avaient besoin. Leurs rapports étaient transmis depuis Istanbul vers d'autres bureaux tout autour du monde. Aussi bien les journalistes que les militants juifs étaient sans conteste sous la surveillance des services secrets turcs. En mars 1943, le journal gouvernemental turc Ayin Tarihi a parlé des meurtres de masse des Juifs en Allemagne. Plusieurs Juifs de Turquie vivant en Europe se sont tournés vers le gouvernement turc pour demander de l'aide.
Environ 3 000 Juifs de Turquie ont été déportés dans des camps de concentration allemands pendant la Shoah. Dans quelle mesure la Turquie peut-elle être tenue pour responsable de leur sort ?
Les Allemands sont responsables d'avoir privé ces gens de leurs droits, et de leur persécution et assassinat. Au vu des tentatives actuelles en Allemagne de réécrire l'histoire et au vu du débat sur la «victime» allemande, je refuse d'atténuer la responsabilité allemande en quoi que ce soit. La Turquie aurait pu rapatrier un bien plus grand nombre de Juifs et ouvrir ses frontières aux réfugiés. Malgré le fait que les organisations d'aides aient offert d’en assumer le coût financier, le gouvernement turc a généralement refusé. Cela dit, la Turquie n'a certainement pas été le seul pays à adopter une position passive.
Pourtant, jusqu'à ce que les archives turques soient ouvertes, nous pouvons seulement spéculer sur les discussions domestiques et les critiques de la politique officielle envers les Juifs. Nous devons nous rappeler que le régime turc de l'époque était dictatorial; il y avait un système fondé sur un parti unique; la presse se mettait au pas du gouvernement et était soumise à une censure stricte. La communauté juive était aussi complètement intimidée et appauvrie par les mesures prises dans les années quarante.
La position officielle turque est que la Turquie était un refuge sûr pour les Juifs d'Europe.
A cause de ses liens étroits avec l'Allemagne, la Turquie avait en fait de larges occasions de sauver les Juifs de Turquie vivant à l'étranger. Des diplomates turcs ont individuellement saisi ces opportunités. A Paris, par exemple, des consuls turcs ont rendu possible la libération de nombreux Juifs de Turquie incarcérés. Les consuls turcs de Milan et de Vienne ont aussi protégé des individus juifs. Même si ces actions n'étaient pas toujours menées pour des raisons humanitaires - quelques consuls pourraient avoir usé de leur influence pour mener double jeu – cela montre la grande latitude qu'ils avaient. Dans de nombreux cas, il suffisait de confirmer la citoyenneté turque d'un Juif pour empêcher qu'il ou elle ne soit déporté(e).
Le recrutement d'universitaires juifs allemands dans les universités turques est souvent cité comme un acte humanitaire. Quel est votre avis ?
Il est vrai qu’à partir de l'automne 1933, un nombre considérable d'universitaires et d'artistes juifs allemands ont trouvé du travail en Turquie, où ils ont joué un rôle remarquable dans l'édification des nouvelles universités, hôpitaux théâtres, etc. Même s'ils n'étaient pas reçus pour des raisons humanitaires, mais pour des raisons d'utilité, le gouvernement turc a donné à ces gens du travail, a permis dans la plupart des cas à leurs familles de les suivre en Turquie, et les a protégés contre les persécutions du régime nazi. Néanmoins, la Turquie n'a jamais été un pays d'exil important pour les Juifs persécutés. En termes de nombres, le peu de réfugiés qui avaient été autorisés à entrer dans le pays n'apparaît dans aucune statistique pertinente.
Corry Guttstadt, Die Türkei, die Juden und der Holocaust, Verlag Assoziation A, Berlin-Hamburg 2008, 520 pages, 26 euros.
Sources:
- texte original: Sonja Galler, qantara.de - samedi 30 mai 2009
- traduction: Collectif VAN - mercredi 24 juin 2009