ISRAEL VA-T-IL DISPARAITRE ?
Publié le par shlomo
par Michel Gurfinkiel pour Valeurs Actuelles
Par l'un des meilleurs experts militaires français, une analyse minutieuse de la "non-victoire" israélienne de 2006. Et de ses implications, pour l'Etat juif mais aussi pour l'Occident.
En avril 2002, l’armée israélienne réoccupait les grandes agglomérations de Cisjordanie, transformées en camps retranchés par les milices palestiniennes. En août 2005, elle quittait la bande de Gaza. Plus récemment, en septembre 2007, elle menait une opération audacieuse au nord de la Syrie, dirigée contre le potentiel non-conventionnel de ce pays. Trois opérations de nature différente, mais menées avec la même maîtrise.
Mais en 2006, Tsahal perdait une guerre majeure. Ou du moins ne parvenait pas à la gagner. C’est l’histoire de cet échec que retrace Frédéric Pons dans son nouveau livre, Israël en état de choc (Presses de la Cité) : près de trois cents pages denses et limpides, qui se lisent comme un roman, mais relèvent en fait de l’essai stratégique. L’auteur – officier de réserve, ancien « casque bleu » au Liban, professeur à Saint-Cyr et au Collège interarmées de défense, rédacteur en chef à Valeurs Actuelles – multiplie les questions au fil de son récit. Pourquoi Israël a-t-il accumulé pendant une trentaine de jours les erreurs et les défaillances ? Le rapport de forces entre l’Etat juif et ses adversaires s’est-il irrémédiablement altéré en faveur des seconds ? Quelles leçons la France et l’Europe peuvent-elles tirer du cas israélien, à l’aube du XXIe siècle ? Il y répond avec une rare justesse de vue et de ton.
La guerre de 2006 commence par une embuscade sur une route frontalière, au nord du pays. « La route est superbe, un peu sauvage. Elle invite à une randonnée paisible sur ce versant sud du djebel qui marque la frontière avec le Liban, dans un paysage alpestre ombré de grands conifères, si dépaysant dans ce Proche-Orient de caillasses et de sécheresse. » Le Hezbollah, confrérie armée chiite qui contrôle le sud du Liban, a infiltré un commando du côté israélien. Le 12 juillet au matin, il attaque une patrouille motorisée de Tsahal, composée de deux véhicules. Presque tous les militaires israéliens – des réservistes – sont tués. Sauf deux : Ehud Goldwasser et Eldad Regev. Capturés par le Hezbollah, ces derniers sont emmenés au Liban. « Personne ne sait, depuis un an et demi, ce qu’ils sont devenus. »
Tout, dans cette opération, indique une préparation minutieuse. L’infiltration a été menée plusieurs jours à l’avance. Le commando chiite a su franchir la barrière électronique qui longe la frontière sans même la frôler, ce qui aurait donné l’alerte. L’opération a duré moins de vingt minutes : le Hezbollah sait que ce délai suffit aux Israéliens pour constater une attaque, donner l’alerte et contre-attaquer in situ. Et le but était bien d’enlever des combattants de Tsahal.
Israël a occupé le Liban du Sud, une « zone de sécurité » de quelques kilomètres de profondeur, pendant vingt-deux ans : de 1978 à 2000. Jusqu’en 1982, il s’agissait de mettre le nord d’Israël à l’abri des milices palestiniennes, qui avaient créé un quasi-Etat dans le triangle Beyrouth-Sour-Nabatiyé. Après cette date, de faire face à un nouvel ennemi, le Hezbollah soutenu par la Syrie et l’Iran. Frédéric Pons retrace le débat stratégique que cette occupation suscitait en Israël. Une partie de l’état-major (et des experts) estimait que celle-ci était nécessaire. L’autre, qu’il valait mieux se retirer, quitte à déclencher en cas d’agression une riposte foudroyante.
En 2000, le premier ministre israélien Ehud Barak, ancien commandant en chef de Tsahal, décide d’évacuer la « zone de sécurité ». Le Hezbollah se targue « d’avoir fait fuir les occupants ». C’est bien ainsi que l’opinion arabe voit les choses. Dès lors, à quoi bon poursuivre un « processus de paix » avec un Etat juif qui n’a plus « la volonté de se battre »? La Syrie rompt immédiatement des négociations indirectes menées sous l’égide du président américain Bill Clinton. Quelques semaines plus tard, Yasser Arafat l’imite au sommet de Camp David. Mais il commet ensuite l’erreur de lancer la Seconde Intifada, avec son cortège d’opérations terroristes suicide contre des civils, qui ne peut que susciter une riposte massive d’Israël : la réoccupation de la Cisjordanie en 2002.
Le Hezbollah fait preuve, quant à lui, d’une vision stratégique beaucoup plus sophistiquée, que Pons analyse soigneusement. Il harcèle Tsahal jusqu’à la limite du supportable, mais pas au-delà. Les Israéliens évaluent en effet sans cesse le coût militaire, humain et politique de chaque opération. Tant que le coût d’une contre-attaque est plus élevé que celui d’une « politique de retenue » (« restraint policy » dans le jargon anglo-saxon des militaires et des diplomates), ils préfèrent la seconde solution. L’art du Hezbollah est d’atteindre le point extrême où la « retenue » israélienne apparaît comme un aveu de faiblessse, mais de ne jamais le dépasser. Ce qui renforce son propre prestige et donc un rôle leader dans la région. En particulier, le Hamas palestinien, bien que sunnite, imite bientôt le Hezbollah chiite, en lançant sur Israël, à partir de Gaza, des missiles artisanaux à faible portée, qui tuent peu mais démoralisent les civils des zones frontalières. Le retrait de Gaza décidé en 2005 par Ariel Sharon, le plus « foudroyant » des chefs de guerre israéliens, apparaît dans ces conditions comme une réplique, en pire, de la « fuite » du Sud-Liban, cinq ans plus tôt.
Sharon semble avoir froidement calculé ses choix, en vieux joueur d’échecs qu’il était. Et médité, en fin de parcours, une contre-attaque écrasante. Mais en janvier 2006, il est mis hors jeu par un accident cérébral (deux ans plus tard, il survit dans un état végétatif). L’équipe qui lui succède, le premier ministre Ehud Olmert, la ministre des Affaires étrangères Tsipi Livni, le commandant en chef Dan Haloutz, n’ont ni son charisme, ni son inventivité stratégique et tactique.
A Jérusalem, on considère qu’avec l’embuscade du 12 juillet 2006, le Hezbollah a dépassé le « point extrême ». Ce qui est probablement vrai et est d’ailleurs dénoncé par les analystes arabes modérés. Ce qui la rend particulièrement provocatrice, c’est sa concordance, dans le temps et les moyens employés, avec une autre opération, menée par le Hamas aux lisières de la bande de Gaza : l’enlèvement du sous-officier Gilad Shalit. Si Israël s’en tient sur les deux fronts à sa politique de retenue, sa capacité de dissuasion tombera verticalement.
Haloutz convainc donc Olmert de lancer une guerre totale contre le Hezbollah, qui ne peut manquer, étant donné la « diffusion » de ce dernier et de ses alliés syriens ou prosyriens au Liban, d’apparaître comme un conflit avec ce pays. Mais d’une certaine façon, jamais Israël n’a bénéficié d’un tel faisceau de sympathies avouées ou inavouées. Personne, ni en Occident, ni dans les pays arabes modérés, ni chez la plupart de Libanais chrétiens, sunnites ou druzes, n’a confiance dans le Hezbollah et son suzerain iranien. Mahmoud Abbas, le successeur d’Arafat à la tête du mouvement palestinien, souhaite évidemment la défaite des alliés d’un Hamas décidé à le supplanter.
L’échec militaire est d’autant plus cuisant. Haloutz est un aviateur. Il tente de s’en tenir à une stratégie « tout aviation », comme les Américains dans la première guerre d’Irak (1991), en Bosnie (1995), en Serbie (1999), en Afghanistan (2001) et au début de la seconde guerre d’Irak (2003). L’opposé exact de la stratégie « intégrée » (aviation, blindés, infanterie, commandos) appliquée par son prédécesseur Moshé Yaalon dans la reconquête de la Cisjordanie. Les Israéliens infligent des pertes considérables à leur adversaire. Mais ne le mettent pas hors combat. Jusqu’au dernier jour de la guerre, le Hezbollah lance sur Israël des missiles Katyoushas et quelques missiles iraniens Zelzaz à plus longue portée. L’un dans l’autre, 1 million d’Israéliens, sur 7 millions, est contraint de se réfugier au centre du pays, moins exposé.
Il y a pire. Constatant l’échec de sa stratégie « tout aviation », Haloutz recourt tardivement à une stratégie « intégrée ». Les blindés et l’infanterie sont lancés à la conquête du Sud-Liban. Dans des conditions effroyables. La chaîne du commandement n’est pas en place. La logistique n’est pas assurée. Les soldats (des réservistes pour la plupart) n’ont rien à manger. Leur équipement est insuffisant. Cela ne les empêche pas de progresser, de prendre des positions Hezbollah, de faire des prisonniers. Mais précisément, ils découvrent à quel point l’ennemi est devenu une armée de première force, bien encadrée, bien nourrie, équipée avec un matériel ultra-moderne.
La guerre s’achève sur un cessez-le-feu qui ne fait que prendre acte d’un match nul. Pons cite le général israélien Yossi Kuperwasser, l’un des meilleurs analystes du Renseignement israélien : « Le faible gagne s’il ne perd pas. Le fort perd s’il ne gagne pas ». Israël n’a pas perdu, mais n’a pas gagné. Du moins l’opinion israélienne n’est-elle pas dupe. Un débat d’une franchise absolue s’instaure dès la fin des combats. Il conduit à la mise en place d’une commission d’enquête, présidée par l’ancien membre de la Cour suprême Eliahu Winograd, ainsi qu’à de nombreuses enquêtes internes au sein des forces armées. Leurs conclusions sont sans appel : la « non-victoire » n’a pas été un accident, mais le révélateur de problèmes beaucoup plus profonds.
Frédéric Pons passe en revue les diverses analyses et doctrines qui ont cours à ce sujet. Selon l’une d’entre elles, popularisée voici une dizaine d’années par l’historien militaire Martin Van Creveld, Tsahal paierait le prix de l’occupation des Territoires palestiniens : cette guerre « basse intensité, basse technologie » aurait peu à peu miné son excellence globale. Mais Van Creveld néglige un point essentiel : Israël n'occupe pas ces Territoires par choix, mais par nécessité. Le fait est, en effet, que tous les retraits auxquels Israël a procédé jusqu’ici se sont soldés par une détérioration de sa situation stratégique globale.
Une seconde interprétation insiste sur les difficultés budgétaires. La guerre coûte très cher : c’est d’ailleurs pourquoi l’Europe continue, de facto, à préférer la protection américaine à une vraie politique continentale de défense. Devant arbitrer entre ses dépenses, Israël a misé depuis les années 1990 sur une modernisation accrue de certaines de ses armes, notamment l’aviation, les missiles antimissiles, les sous-marins, les commandos antiterroristes, au détriment des armes plus traditionnelles, comme l’infanterie. C’est ce que les commissions d’enquête ont appelé « le syndrome des écrans plasma ».
Pons mentionne également la théorie de la « société post-héroïque ». En gros, Israël est devenu depuis les années 1990 un pays riche, à très haute performance scientifique, technologique et économique. Cela amène ses élites à préférer les carrières civiles aux carrières militaires, voire même à douter peu à peu de la « réalité » de la guerre. Quand on habite et travaille dans la « Silicon Valley » israélienne - « Israel Valley » -, avec ses géants de l’informatique ou de la biotechnologie, ses start-up, ses prix Nobel et ses ingénieurs au look californien, on oublie qu’un ennemi archaïque mais de plus en plus efficace poursuit, à quelques kilomètres à peine, sa guerre sainte.
Et puis, il y a le facteur démographique, dans toute sa complexité. Société développée, Israël a une natalité faible, et se montre donc économe du sang de ses soldats. Ce qui peut constituer une faiblesse face à des sociétés islamiques à natalité très forte, très prodigues de leur propre sang. Mais ce n’est pas tout. Israël est aussi, du même fait, une société vieillissante, alors que ses ennemis sont jeunes. Et il faut encore défalquer du pays légal israélien des minorités inutilisables sur le plan militaire : les Arabes (près de 20 % aujourd’hui, peut-être 25 % dans quelques années), en raison d’une « double loyauté » de plus en plus ambiguë, mais aussi les Juifs ultra-orthodoxes (10 % aujourd’hui, 20 % dans vingt ans), qui entendent se consacrer uniquement à l’étude des textes sacrés. Le pays réel, en matière de défense, risque de reposer sur une base numérique extrêmement étroite.
Sur ces deux derniers points, « post-héroïsme » et démographie, le parallèle le destin actuel de l’Amérique et de l’Europe est évident. Certes, la société israélienne semble capable de « résilience » : le rapport Winograd note qu’aucune défaillance n’a été constatée en 2006 au niveau des combattants de base ; et un nouveau commandant en chef nommé en 2007, le général Gaby Ashkenazy, semble aller très vite dans la réorganisation de Tsahal. Mais comme le note Pons à la fin de son livre : « Israël comme tout Etat a droit à sa sécurité. Elle passe aujourd’hui par un besoin de victoire. Il y va de sa capacité de dissuasion. Et donc de sa survie. »
Israël en état de choc, par Frédéric Pons. Presses de la Cité. 294 pages, 19,50 euros.
© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2007