LA DEFRANCISATION DE CE PAYS ME FAIT HORREUR
Une partie de ma famille, du côté paternel, est arrivée ici dans les années 1950, bien avant l’indépendance de l’Algérie. La famille, du côté maternel est arrivée, elle, en 1962. C’est que l’Algérie, selon mon grand-père, était située entre deux fenêtres « ouvertes », la Tunisie et le Maroc. Elle n’aurait pu rester un département français.
Le grand-père est arrivé avec ses neuf enfants, cinq garçons et quatre filles. Très pauvre. Toujours au travail.
Ces juifs d’Algérie étaient des Français patriotes. Ils vivaient le décret Crémieux (1870) avec une immense fierté. L’abrogation de ce décret par le régime de Pétain les avait traumatisés. Puis le décret avait été rétabli. La fierté d’être Français était intacte. D’où une grande différence avec les juifs marocains ou tunisiens qui n’avaient pas eu la nationalité française, ni connu l’école de la République
Avec le recul, je me sens de plus en plus comme l’héritier de cette fierté.
Beaucoup de juifs d’Algérie ont été intégrés dans la fonction publique, ou bien, ont continué en France la carrière de fonctionnaire qu’ils avaient commencée en Algérie. Les juifs tunisiens et marocains n’avaient pas cette tradition. Beaucoup sont devenus commerçants. Ceux qui sont partis en Israël, ce furent les plus pauvres. Très peu de juifs d’Algérie ont suivi ce chemin. Leur patrie, d’évidence, c’était la France.
Ces juifs rapatriés d’Algérie, donc avec le statut de « rapatriés », ont été très mal accueillis par les juifs français, pour la plupart ashkénazes, qui les regardaient comme des "Arabes". Les ashkénazes nous regardaient de haut. Les contacts étaient difficiles. Nous qui pratiquions la religion, nous étions étonnés du dédain ashkénaze pour la religion. Les autres français nous assimilaient à des colons, qui avaient fait "suer le burnous". Pour ma part, je n’ai pas vécu, comme beaucoup d’autres, dans la nostalgie de l’Algérie de Papa.
Quant à moi, j’ai été élevé dans la religion avec ses fêtes, son shabbat à la synagogue, etc. J’ai fait une partie de ma scolarité dans une école juive privée.
Sous contrat ?
Oui
Y avait-il des non juifs comme le prévoit le contrat ?
Non, certes. Mais l’esprit de la réglementation était respecté. On nous apprenait par exemple la Marseillaise.
Tous les matins, dans cette école juive, on nous dispensait un enseignement religieux, de 8h20 à 10 h. Le reste du programme scolaire était normal.
Bien sûr j’ai fait ma Bar Mitsva. Ma mère appelait ça la communion, comme chez les chrétiens.
A partir des années 1980, on a commencé à chanter la Tikva au cours des Bar Mitsva et des mariages. Je raconte dans mon roman, la surprise du grand-père. C’est dire qu’on a basculé vers une sorte de religion sioniste. Depuis, les juifs français sont travaillés par la tentation religieuse identitaire sioniste.
Comment l’expliquer ?
Ma thèse est que ce basculement date de 1967, de la Guerre des Six-Jours, qui s’est terminée pour Israël par la victoire fantastique que l’on sait.
1) Il y a d’abord eu un ébranlement symbolique. Le juif n’est plus marqué par des « siècles de lâcheté ». Déjà en 1948 et en 1956, il a montré ses qualités guerrières. En 1967, c’est plus éclatant encore. Et puis, il renoue avec les lieux sacrés de Jerusalem, que la Jordanie lui interdisait. Autre ébranlement symbolique.
2) Le discours de de Gaulle sur le peuple juif, « peuple d’élite, sûr de lui, et dominateur », réveille les angoisses.
3) En mai 1968, chez les élites de gauche et surtout d’extrême gauche, on abandonne le discours assimilationniste en découvrant les charmes du multiculturalisme.
4) En Israël même, et donc ensuite dans les institutions juives, on passe d’un discours sioniste laïc à un discours sioniste religieux.
Ce sont les juifs marocains et tunisiens qui basculent les premiers vers le nouveau modèle. C’est leur état normal, en fait, car ils ont toujours vécu de manière communautaire.
Viennent ensuite les ashkénazes. Soit ils s’assimilent complètement, francisent leur nom. Soit au contraire, ils se rejudaïsent en adoptant des prénoms juifs.
Les juifs d’Algérie sont les derniers à rester accrochés à l’ancien modèle. Ceux de ma génération, du moins. La génération suivante a elle aussi basculé.
Dans les années 1970-1980, on pouvait encore tenir le discours qu’on avait un père (la France) et une mère (Israël), et que l’on n’avait pas à choisir entre les deux, qu’on les aimait l’un et l’autre.
Puis on s’est éloigné du modèle français, mais on n’est pas devenu sioniste pour autant. On était dans une sorte de no man’s land identitaire.
Enfin est venu le fantasme sioniste, qui consiste à aimer et à défendre Israël quoi qu’il fasse– sans pour autant y émigrer ! Beaucoup de juifs français ont maintenant adopté ce comportement.
Bref on assiste à une défrancisation de tout un pays.
Je regarde tout cela avec horreur.
Dans les rapports avec les musulmans, on assiste aussi à une évolution tout aussi dangereuse.
Dans les années 1980, on se raconte que tout est pour le mieux, que l’on recrée entre juifs et arabes une espèce de chaleur méditerranéenne. Et petit à petit, ça se dégrade.
On dit souvent que c’est à cause du conflit israélo-palestinien, qui serait transposé ici. Je n’y crois pas une seconde.
Je pense plutôt que cette crispation identitaire et d’antisémitisme est liée à l’apparition d’un lumpenprolétariat, souvent arabo-musulman, et à la prolétarisation des classes moyennes, l’une et l’autre conséquences de la mondialisation. On a déjà vu cela dans le passé. Par exemple au 17e siècle, le petit peuple catholique se révoltant contre les protestants tenant le haut du pavé.
J’ai fait cette analyse avant 2000, c’est-à-dire avant la deuxième intifada. L’explosion de la misère importée par l’immigration et le chômage de masse, devait nous conduire à ce renouveau d’antisémitisme.
SOS Racisme n’était pas seulement un leurre angéliste, contrepoint moralisateur à la soumission des socialistes au capitalisme mondialisé. Il est aussi le fruit de la volonté de l’extrême gauche de changer de peuple, après avoir échoué à changer l’Homme. En 1968, le peuple français avait démontré qu’il n’était pas révolutionnaire. Qu’à cela ne tienne ! Grâce à l’immigration, on allait substituer à ce peuple réformiste un nouveau peuple. Le patronat lui aussi était en faveur de l’immigration et du regroupement familial. Jacques Chirac me l’a dit lui-même : il s’agissait de peser sur le marché du travail, pour faire baisser les salaires. Il y a donc eu une collusion objective, comme disent les marxistes, entre le patronat et l’extrême gauche.
Quel avenir ?
On va vers plus de violences, plus d’émeutes et de tensions communautaires. Une partie des militants de l’Islam voudront tirer profit de leur nouvelle importance démographique en Europe. Or, la distinction entre islam et islamisme est une habileté ou une hypocrisie. Les autres religions, par désir mimétique, réagiront vivement. Cet engrenage a déjà commencé.
Toutes les religions sont violentes. Les monothéismes sont sources de violence car elles veulent imposer leur dogme. Pas l’islam en particulier.
Comment définiriez-vous l’islam par rapport aux deux autres religions issues de la Bible ?
Je le vois comme un retour au judaïsme, après la formidable transgression - celle de l’amour qui subvertit la Loi, celle du corps qui subvertit l’esprit- qu’a été le christianisme. Je le vois comme un judaïsme de masse, universaliste comme le christianisme, un judaïsme qui n’a jamais connu le fait d’être minoritaire, et a interdit la disputation talmudique. Pour un juif talmudique, le texte est plus important que la terre, l’interprétation s’imposant à la loi. L’Islam, c’est la loi qui soumet le fidèle. Le judaïsme, religion minoritaire, a dû s’adapter à la laïcité française : Juif à la maison, Français dans la rue, voilà quel fut l’ idéal du judaïsme français et reste le mien. La religion est et doit rester une affaire privée. L’Islam n’a jamais connu cette évolution. Elle domine encore l’espace public. D’où les contorsions des musulmans en France, qui ressentent la laïcité comme un corset intolérable. Les plus respectueux s’en plaignent en silence ; les plus vindicatifs veulent le faire craquer. Au nom de la liberté. Ils s’appuient sur l’évolution de la société française qui, toutes confessions confondues, depuis vingt ans, au nom de la défense des racines et des identités, a jeté par dessus bord le corset assimilateur et laïque. C’est cette rencontre historique qui fait le malheur français d’aujourd’hui.
J’ai eu un débat avec Charles Dillin, maire communiste de Clichy-sous-Bois. Je défendais le point de vue assimilationniste. Lui voulait inventer une nouvelle république, qui respecterait les identités. Une fois les micros fermés, il m’a dit qu’il était d’accord avec moi, mais que personne ne voulait plus du modèle français !
Avez-vous tout de même remarqué que l’Eglise catholique a encore le monopole des ondes sonores dans l’espace public d’une ville comme Paris ? Le bourdon de Notre Dame ébranle toute la Cité…
Oui, c’est le Paris que j’aime.J’espère que cela restera longtemps comme ça. Mais j’en doute.
Propos recueillis par Philippe Simonnot le 28 mars 2008 et relus par Eric Zemmour