L'ESCLAVAGE EN TERRE D'ISLAM
Ludovic Rocchi
("Le Matin" en ligne).
02/08/08
Texte repris du site Le Matin.online
Hannibal Kadhafi passe pour le mauvais garçon de la famille. Quand le fils du dictateur libyen est interpellé à Genève avec son épouse pour répondre de graves sévices corporels à l'encontre de deux domestiques, on peut penser qu'il s'agit d'un dérapage isolé, d'une frasque de plus d'un personnage connu pour sa violence et qui se croit tout permis. Hélas, non, la violence reprochée à Hannibal Kadhafi et à son épouse n'a rien d'exceptionnel. Le phénomène de la maltraitance du personnel de maison est si ample dans le monde arabe qu'il donne lieu à une longue liste de faits divers et de rapports alarmants d'organisations internationales.
Cette semaine encore, une riche famille des Emirats arabes unis a été inculpée en Belgique pour avoir tenu enfermés et avoir harcelé moralement onze domestiques dans un des plus grands palaces de Bruxelles. Mais il ne faudrait pas croire que ces dérapages ne se produisent que lors de séjours à l'étranger. C'est sur place que la situation se révèle la plus terrible.
Publié au début de ce mois, un nouveau rapport de l'ONG Human Rights Watch décrit des «conditions proches de l'esclavage» pour une grande partie du million et demi de travailleuses domestiques asiatiques employées en Arabie saoudite (lire leurs témoignages ci-dessous). Passeport confisqué, salaire absent ou dérisoire, horaire démentiel, violences physiques et sexuelles, les pratiques barbares à l'encontre des domestiques se révèlent sans limites et le plus souvent impunies au regard du droit et des traditions en vigueur dans les pays arabes.
La tradition de la tutelle
Bien sûr, l'islam ne détient pas le monopole de cette survivance de l'esclavagisme. La Genève internationale est bien placée pour le savoir, avec ses scandales à répétition de domestiques exploités et maltraités par des diplomates étrangers, qu'ils soient arabes, indiens, sud-américains ou africains. Et on pourra dire que le sort des femmes de ménage employées au noir jusqu'en Suisse n'est pas toujours reluisant.
Mais en terre d'islam, la pratique est érigée en système, héritée de quinze siècles de traite d'esclaves. Les marchés de chair humaine à ciel ouvert ont évidemment disparu. Les pays arabes tardent cependant à se défaire de la tradition de la tutelle ou du parrainage qui remplace le droit du travail. Dans leurs palaces et leurs maisons bourgeoises, les maîtres ne sont pas considérés comme des employeurs à l'égard de leur personnel de maison, mais comme les tuteurs d'étrangers qu'ils abritent sous leur toit. Attirées en masse par la promesse d'un emploi plutôt que la misère dans leur pays d'origine, ces petites mains sont dépouillées de tous droits. Il n'est donc pas difficile de leur confisquer leur passeport, de les cloîtrer et de les exploiter sans aucun risque d'être inquiété. Le plus souvent asiatiques, ces victimes de l'esclavage moderne peuvent aussi venir des pays arabes eux-mêmes, à l'image des «petites bonnes» marocaines, ces centaines de milliers de femmes qu'on enlève très jeunes à leur famille et qui finissent exploitées le plus souvent sans salaire, quand elles ne sont pas violées puis répudiées parce qu'elles ont le malheur de tomber enceintes.
Timide prise de conscience
Face à ce constat accablant, quelques intellectuels musulmans tentent de relayer chez eux le combat des organisations internationales. Quelques pays arabes, dont le Liban, se mettent timidement à empoigner le problème. L'an dernier, un premier colloque international s'est tenu à Marrakech sur l'esclavage dans les pays arabo-musulmans. Et l'Organisation internationale du travail s'est engagée à réglementer en priorité l'exploitation des domestiques lors de sa prochaine assemblée en 2010.
Mais l'esclavage en terre d'islam reste «un tabou bien gardé», dénonce l'intellectuel franco-algérien Malek Chebel dans son dernier ouvrage consacré au sujet (lire son interview ci-dessous).
Contraire à l'esprit du Coran
On retient de l'Histoire et du Coran que l'affranchissement des esclaves a été prôné en islam bien plus tôt que chez les Occidentaux. C'est vrai, le Coran évoque la question dans vingt-cinq versets datés du VIIe siècle. Mais cet élan n'a pas duré. Et, surtout, le Coran n'étant pas contraignant, il relève de la responsabilité de chaque maître d'affranchir ses esclaves pour gagner la bénédiction du Ciel. Enfin, il existe aussi une partie du texte sacré qui permet de se donner bonne conscience, comme le font les musulmans wahhabites d'Arabie saoudite et ceux du Golfe. Ils se réfèrent à un verset qui dit que Dieu «a élevé les uns au-dessus des autres, en degrés, afin que les premiers prennent les autres à leur service, tels des serviteurs». Il n'est toutefois pas précisé qu'il faut humilier, cloîtrer et violenter ses domestiques...
«Ce n'est pas une question de religion, mais d'éducation» Le Franco-Algérien Malek Chebel se réclame de l'islam des Lumières. Il a l'habitude de publier des ouvrages qui remettent en cause la manière dont sa propre religion est «dévoyée». Le dernier en date* est consacré au tabou de l'esclavage en terre d'islam. Pour le «Matin Dimanche», Malek Chebel a accepté d'analyser l'affaire Kadhafi. Les violences dont sont accusés Hannibal Kadhafi et son épouse à l'égard de leurs domestiques sont-elles courantes chez les riches arabes? Faut-il comprendre que cette manière d'humilier l'autre fait partie de la culture arabe et islamique? Avez-vous l'espoir d'un changement par rapport à cette «culture esclavagiste» dont vous estimez que l'islam est victime? * «L'esclavage en terre d'islam», Malek Chebel, Fayard, 496 pages. |
De terribles témoignages L'Arabie saoudite figure en tête des pays arabes où l'exploitation des domestiques cause problème. Dans un rapport de 133 pages publié le 3 juillet dernier, l'organisation non gouvernementale Human Rights Watch dénonce des «conditions proches de l'esclavage» imposées aux travailleuses domestiques venues le plus souvent de pays asiatiques (Indonésie, Sri Lanka, Philippines, Népal). Les autorités saoudiennes sont appelées à entreprendre d'urgence des réformes en matière d'immigration, de droit du travail et de justice pour mettre fin à cette barbarie. Le rapport contient des dizaines de témoignages qui glacent le sang. En voici deux extraits: « Pendant un an et 5 mois, je n'ai reçu aucun salaire. Si je réclamais l'argent, ils me battaient, ou me coupaient avec un couteau, ou me brûlaient. J'ai des marques sur le dos. J'avais mal partout. Ils prenaient ma tête et la cognaient contre le mur. Chaque fois que je réclamais mon salaire, il y avait un conflit. » Ponnamma S., une travailleuse domestique sri-lankaise, Riyad, le 14 décembre 2006. « Au bout d'un moment, l'employeur a commencé à montrer de l'affection pour moi. Il m'a fait venir dans sa chambre. Il a dit: «Je veux te raconter comment je t'ai eue, à l'agence». Il a dit: «Je t'ai ramenée pour 10 000 riyals»... L'employeur m'a violée plusieurs fois... J'ai tout dit à madame... La famille entière, madame, l'employeur, ne voulaient pas que je parte. Ils ont fermé les portes et les portails à clef... » Haima G., travailleuse domestique philippine, Riyad, le 7 décembre 2006
[Texte aimablement signalé par Matsada.info.]
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Mis en ligne le 5 août 2008, par M. Macina, sur le site upjf.org |