" LE VILLAGE DE L'ALLEMAND "
(D. Perras
Boualem Sansal, « Le village de l'allemand », ou le journal des frères Schiller », Gallimard, 2008
Vendu, entre autres, sur Amazon. http://www.amazon.fr/village-lAllemand-journal-fr%C3%A8res-Schiller/dp/2070786854
Présentation de l'éditeur
Les narrateurs sont deux frères nés de mère algérienne et de père allemand. Ils ont été élevés par un vieil oncle immigré dans une cité de la banlieue parisienne, tandis que leurs parents restaient dans leur village d'Aïn Deb, près de Sétif. En 1994, le GIA massacre une partie de la population du bourg. Pour les deux fils, le deuil va se doubler d'une douleur bien plus atroce : la révélation de ce que fut leur père, cet Allemand qui jouissait du titre prestigieux de moudjahid... Basé sur une histoire authentique, le roman propose une réflexion véhémente et profonde, nourrie par la pensée de Primo Levi. Il relie trois épisodes à la fois dissemblables et proches : la Shoah, vue à travers le regard d'un jeune Arabe qui découvre avec horreur la réalité de l'extermination de masse ; la sale guerre des années 1990 en Algérie ; la situation des banlieues françaises, et en particulier la vie des Algériens qui s'y trouvent depuis deux générations dans un abandon croissant de la République. " A ce train, dit un personnage, parce que nos parents sont trop pieux et nos gamins trop naïfs, la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses frontières actuelles. " Sur un sujet aussi délicat, Sansal parvient à faire entendre une voix d'une sincérité bouleversante.
Biographie de l'auteur
Né en 1949, Boualem Sansal vit à Boumerdès, près d'Alger.
Depuis son premier livre, Le serment des barbares, il est considéré comme l'un des écrivains algériens les plus importants.
Le village de l'Allemand est son cinquième roman.
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Critique
"L'Algérie à vif", par Delphine Perras, sur le site Lire.fr
De la Seconde Guerre mondiale à l'Afrique du Nord: dans son nouveau roman, Boualem Sansal confronte deux frères issus d'un mariage mixte à l'histoire et à l'horreur. Vous avez dit engagé ?
Surtout, ne pas se fier à son air juvénile et doux, à son allure d'étudiant décontracté; ne pas se fier à sa voix posée, à son sourire serein, à son regard tendre: Boualem Sansal a la rage. Il ne la crie pas, il l'écrit. Ou plutôt il la crie par écrit. Depuis son premier roman, Le serment des barbares, paru en 1999, cet écrivain algérien de 59 ans dénonce avec une extrême virulence la faillite de son pays. Avec une extraordinaire éloquence, il fustige dans un même élan militaires et islamistes, dénonce cette Algérie minée par «le traficotage, la religion, la bureaucratie, la culture du crime, du coup, du clan, l'apologie de la mort, la glorification du tyran, l'amour du clinquant, la passion du discours hurlé» - comme il le fait si bien dire à Lamia, l'héroïne d'Harraga, son quatrième roman paru en 2005. De livre en livre, dans un français éblouissant, sans haine mais avec une alacrité réjouissante, Boualem Sansal enfonce le clou, invective, vitupère, remet inlassablement la plume là où ça fait mal. Après deux essais, le cinglant Poste restante: Alger. Lettre de colère et d'espoir à mes compatriotes (Gallimard, 2006) et Petit éloge de la mémoire (Folio, 2007) qui retrace quatre mille ans d'histoire de l'Algérie, il revient à la fiction avec Le village de l'Allemand. Sous-titré "Le journal des frères Schiller", ce roman sidérant relie les horreurs de la Seconde Guerre mondiale à celles de l'Algérie des années 1990. Deux sales guerres qui font le lien entre nazisme et islamisme. Un parallèle osé pour mieux stigmatiser le négationnisme et les ravages de tous les fanatismes.
Mère algérienne, père allemand, les frères Schiller sont nés en Algérie mais ont grandi en France, chez leur oncle, sans rien connaître de leurs origines, de leur histoire. L'aîné, Rachel (contraction de Rachid et Helmut), a fait un parcours sans faute pour devenir cadre dans une multinationale, épouser une jolie femme et acheter son pavillon. Le cadet Malrich (contraction de Malek et Ulrich), 17 ans, a pris la mauvaise pente et traîne avec les sinistrés de la cité. Le roman s'ouvre sur le suicide de Rachel, le 24 avril 1996. En lisant le journal intime de son frère, Malrich découvre les raisons de ce geste désespéré: de retour au village natal pour se recueillir sur la tombe de ses parents, massacrés par le GIA (Groupe islamiste armé) le 24 avril 1994, Rachel a découvert que leur père, Hans Schiller, était un ancien nazi. Lui qui fut naturalisé algérien, qui s'était converti à l'islam en s'établissant près de Sétif, dans le village de Aïn Deb dont il était devenu le chef respecté, ce père admirable avait oeuvré dans les camps de la mort... A son tour, Malrich a «honte de vivre». Mais il va chercher à comprendre et reprendre le flambeau trop tôt éteint de Rachel pour éclairer cette histoire familiale et nationale pleine d'ombres macabres.
Parti unique, propagande, embrigadement
Au journal de Rachel, sérieux et accablé, répond celui de Malrich, gouailleur et révolté. Une construction narrative originale conjuguée à une l'alternance des tons qui permet de dire le pire. Le sujet est brûlant, l'ensemble n'est jamais scabreux. Comme à son habitude, l'auteur de L'enfant fou de l'arbre creux s'est inspiré d'une histoire vraie: «Ce village existe vraiment», explique-t-il, de passage à Paris le mois dernier. «Je l'ai découvert par hasard, au début des années 1980, lors d'un déplacement professionnel: un village très charmant, très propre, contrastant avec les localités poussiéreuses de la région. J'ai vite appris que c'était le fait de l'Allemand qui le "gouvernait", un ancien officier SS devenu moudjahid et considéré comme un héros.» C'est justement le sujet tabou que Boualem Sansal fait voler en éclats dans son roman: on ne parle pas de l'Holocauste en Algérie. «Faites un sondage à Alger: vous ne trouverez pas plus de dix personnes au courant de la Shoah. Et encore, la plupart répéteront que c'est une invention des juifs. Il n'y a jamais eu de film, de livre, de conférence sur le sujet. Aucun programme scolaire n'en fait état.» Mais le romancier ne va-t-il pas trop loin lorsqu'il fait le parallèle entre l'Algérie d'aujourd'hui et l'Allemagne nazie? «Non, ceux qui ont conduit l'Algérie à la guerre civile ont eu recours aux mêmes méthodes que les nazis: parti unique, militarisation du pays, propagande à outrance, omniprésence de la police, délation, falsification de l'histoire, xénophobie, affirmation d'un complot ourdi par Israël et les Etats-Unis, etc. Dans les banlieues françaises, les islamistes imposent une façon de vivre et procèdent à un embrigadement qui fait penser aux camps de concentration.»
On comprend que Boualem Sansal soit persona non grata dans son pays, qu'il refuse pourtant de quitter, même après avoir été limogé de son poste de haut fonctionnaire au ministère de l'Industrie, en 2003, suite à la sortie de son troisième roman, Dis-moi le paradis. Les choses ne se sont pas arrangées et Poste restante: Alger a été censuré. «Au début ça fait très mal. Après, on se dit que c'est mieux ainsi, les choses sont bien tranchées. Mais je ne fais qu'écrire ce que nous nous disons avec mes compatriotes depuis quarante ans.» C'est donc par nécessité - le besoin de coucher, noir sur blanc, ce désespoir partagé après les espoirs nés de l'Indépendance - que l'ex-ingénieur est devenu écrivain.
Né le 15 octobre 1949 à Teniet-el-Haad, dans l'ancien département d'Orléansville, deuxième enfant d'une fratrie de quatre garçons et orphelin de père très jeune, Boualem Sansal a hérité de son grand-père chef de gare, qui a fait la guerre de 14-18, un fort attachement à la culture française. Boulimique de lectures, le garçon suivra toutefois une formation technique, la nouvelle Algérie réclamant plus de bâtisseurs que de beaux parleurs. Il se contentera de rédiger des ouvrages très spécialisés, dont un sur les turboréacteurs... Rien à voir avec la vraie littérature de son ami, le romancier Rachid Mimouni, dont Boualem Sansal est le premier lecteur. Mais la terreur islamiste qui s'abat sur le pays à partir de 1991 et la décennie noire qui s'en suit contraignent Mimouni à s'exiler au Maroc, tandis que Sansal reste cloîtré dans son appartement de Boumerdès, non loin d'Alger. «Après 17 heures, il n'y avait plus personne dans les rues, à part les militaires et les terroristes. On ne vivait plus, on ne sortait plus, je me suis mis à écrire.» Il poste le manuscrit du Serment des barbares à l'adresse de Gallimard. L'éditeur Jean-Marie Laclavetine s'enthousiasme aussitôt: «J'ai tout de suite aimé son ton emporté, féroce, sarcastique», se souvient-il. «Boualem Sansal sent bien qu'il n'a pas d'autre issue que d'écrire. Il le fait avec un courage paisible qui inquiète ses amis mais qui force également le respect. Contrairement à ce que font croire ses détracteurs, il est profondément attaché à son pays. Avec Le village de l'Allemand, il n'est pas dans la provocation mais dans le désir de dire une vérité que personne ne veut entendre en Algérie.» L'Occident fait aussi la sourde oreille, déplore Boualem Sansal, qui en appelle à une prise de conscience urgente de la mainmise de l'islamisme sur le monde. Cet écrivain-là n'a décidément pas peur des mots, même s'il doute de plus en plus de leur pouvoir...
Delphine Perras
© Lire.fr
Mis en ligne le 03 septembre 2008, par M. Macina, sur le site upjf.org