ITALIE : Moïse-Hayim Luzzato
On ne peut donner le nom de Renaissance, dans le sens précis du mot, au mouvement qui s'est effectué dans la littérature hébraïque à la fin du xve siècle, pas plus que celui de Décadence ne convient pour désigner l'époque qui l'a précédé.
Longtemps avant Dante et Boccace, et notamment depuis le xe siècle, les lettres hébraïques avaient atteint, principalement en Espagne et partiellement aussi en Provence, un degré de développement inconnu aux langues européennes du Moyen-âge.
Les persécutions religieuses qui anéantirent vers la fin du xive et du xve siècle les populations juives de ces deux pays ne réussirent pas à interrompre complètement ces traditions littéraires. Les débris de la science et des lettres juives furent transplantés par les réfugiés dans leurs pays d'adoption. Des écoles furent fondées de bonne heure aux Pays-Bas, en Turquie, en Palestine même.
Un renouveau littéraire n'était en effet possible qu'en Italie. Partout ailleurs, dans les pays arriérés du Nord et de l'Orient, les juifs, encore sous le coup des malheurs récents, s'étaient repliés sur eux-mêmes et réfugiés dans le plus sombre des mysticismes ou tout au moins dans le dogmatisme le plus étroit. Grâce à des conditions extérieures plus supportables, les communautés italiennes ont pu reprendre la tradition littéraire judéo-espagnole. Nous y voyons surgir des penseurs, des écrivains, des poètes tels qu'Azarie di Rossi, le créateur de la critique historique, Messer Léon, philosophe subtil, Élie le Grammairien, Léon di Modena, le puissant rationaliste, Joseph del Medigo, esprit encyclopédique, les frères poètes Francis, qui combattirent le mysticisme, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer[3]. Ceux-ci et les quelques rares écrivains de la Turquie et des Pays-Bas ont donné un certain éclat à la littérature hébraïque pendant tout le xvie et le xviie siècles. Héritiers de la tradition espagnole, ils tendent cependant à réagir contre l'esprit et surtout contre les règles de la prosodie arabe qui enchaînaient la poésie hébraïque. Ils essayent d'introduire des formes littéraires et des conceptions nouvelles en hébreu.
Mais ils réussissent à peine dans leur tâche. La majeure partie de lettrés juifs, peu familiarisée avec les littératures étrangères, devait rester en plein Moyen-âge jusqu'à une époque beaucoup plus avancée. Quant aux autres, ils préféraient s'exprimer dans la langue de leur pays qui offrait moins de difficultés que l'hébreu.
Celui qui devait assumer la lourde tâche de rompre les chaînes qui gênaient l'évolution de la langue hébraïque dans un sens moderne, et devenir ainsi le véritable maître initiateur de la Renaissance hébraïque fut un juif italien, doué de facultés surprenantes.
Moïse-Hayim Luzzato naquit en 1707 à Padoue. Il était issu d'une famille célèbre par les autorités rabbiniques et par les écrivains qu'elle avait donnés au Judaïsme, tradition à laquelle elle n'a pas failli jusqu'à nos jours.
Une éducation strictement rabbinique, consacrée principalement à l'étude du Talmud sous la direction d'un maître polonais—nous sommes déjà à une époque où les rabbins polonais sont en grande estime—qui l'initie de bonne heure aux mystères de la Cabbale; une enfance triste passée dans l'air étouffant du ghetto, voilà quelles furent les premières années de notre poète. Heureusement pour lui que ce ghetto était un ghetto italien d'où les études profanes n'étaient pas complètement bannies.
À côté des études religieuses, l'enfant fait connaissance avec la poésie hébraïque du Moyen-âge et aussi avec la littérature italienne de son temps. Là est sa supériorité sur les lettrés hébreux des autres pays, qui n'avaient subi aucune influence extérieure et étaient demeurés fidèles aux formes et aux idées surannées.
Dès sa jeunesse, il montre des aptitudes remarquables pour la poésie. À l'âge de 17 ans, il compose un drame en vers intitulé: «Samson et Dalila», drame qui ne devait jamais être imprimé. Peu de temps après, il publie son «Art poétique», Leschon Limoudim[4], dédié à son maître polonais. Le jeune poète se décide enfin à rompre avec la poésie du Moyen-âge qui entravait le développement de la langue hébraïque. Son drame allégorique Migdal Oz[5]Pastor fido de Guarini, par le souffle poétique qui l'anime et par le goût artistique qui distingue son auteur, est encore très goûté des lettrés, malgré ses prolixités et l'absence de toute action dramatique. (La Tour de la Victoire) fut le signal de cette réforme. Le style hébraïque y révèle une élégance et un éclat non atteints depuis la Bible. Ce drame, inspiré du
C'était alors un monde nouveau que l'auteur venait de révéler par cette exaltation de la vie rurale dans une littérature dont les représentants les plus éclairés se refusaient de voir dans le Cantique des cantiques autre chose qu'un symbolisme religieux, à tel point que toute notion réelle de la nature avait dégénéré chez eux.
À l'instar des pastorales de l'époque, mais peut-être avec un sentiment plus réel, le poète fait l'éloge de la vie du berger:
Qu'il est doux, le sort du jeune berger toujours en tête de ses troupeaux! Il va, il court, joyeux dans sa pauvreté, heureux de l'absence de tout souci.
Pauvre et toujours gai!
La jeune fille qu'il aime, l'aime, elle aussi; ils jouissent du bonheur, et rien ne vient troubler leur plaisir.
Point d'obstacles, point de séparation; ils jouissent du bonheur en pleine sécurité. Accablé par la fatigue du jour, il s'oublie sur le sein de sa bien aimée.
Pauvre et toujours gai!
Hélas! cet appel à une vie plus naturelle, après tant de siècles de dégénérescence physique et d'avilissement de tout sentiment de la nature, ne pouvait pas être compris ni même pris au sérieux dans un milieu auquel l'air, le soleil, le droit même à la vie avait été refusé ou strictement mesuré. L'ouvrage même, resté manuscrit, n'a pas été connu du grand public.
L'œuvre capitale de Luzzato, celle qui devait exercer une influence décisive sur le développement de la littérature hébraïque et rester jusqu'à nos jours un modèle de genre, c'est son autre drame allégorique, paru en 1743, qui ouvre une époque nouvelle dans l'histoire de la littérature hébraïque, l'époque de la littérature moderne: Layescharim Tehilla[6] (Gloire aux justes). Tout y révèle un maître: l'élégance du style précis et expressif rappelant le plus pur style biblique, les images colorées et originales, une inspiration poétique personnelle, et jusqu'à la pensée, empreinte d'une philosophie profonde, d'un haut sens moral, et exempte de toute exagération mystique.
Au point de vue de l'art dramatique, la pièce ne présente qu'un intérêt médiocre. Le sujet, purement moral et didactique, ne comporte aucune étude sérieuse de caractères, et, comme dans toutes les pièces allégoriques, l'action dramatique est faible.
Le thème n'était pas bien nouveau; en hébreu même, il avait déjà donné naissance à plusieurs développements littéraires. C'est la lutte entre la Justice et l'Injustice, entre la Vérité et le Mensonge. Les personnages allégoriques qui prennent part à l'action sont, d'un côté, Yoscher (Probité), aidé par Séchel (Raison), et Mischpat (Justice), et, de l'autre côté, Scheker (Mensonge) et ses auxiliaires: Tarmith (Duperie), Dimion (Imagination) et Taava (Passion). Les deux camps ennemis se disputent les faveurs de la belle Tehilla (Gloire), fille de Hamon (Foule). La lutte étant inégale, l'Imagination et la Passion l'emportent sur la Vérité et la Probité. Alors on voit intervenir l'inévitable Deus ex machina, Jéhova en la circonstance, et la Justice est rétablie.
Ce cadre simple et peu original renferme de très belles descriptions de la nature et surtout des pensées sublimes qui font de la pièce une des perles de la poésie hébraïque. L'idée dominante de cette œuvre, c'est la glorification de Jéhova et l'admiration des «merveilles innombrables du Créateur».
Quiconque les cherche les trouve dans chaque être vivant, dans chaque plante, dans tout ce qui n'est pas animé d'un souffle de vie, dans tout ce qui est sur terre et dans tout ce qui est dans la mer, dans tout ce qui est visible à l'œil humain. Heureux celui qui trouve la science, heureux celui qui lui prête une oreille attentive!
Mais ce créateur n'est pas capricieux; la Raison et la Vérité sont ses attributs et éclatent dans toutes ses actions. L'humanité se compose d'une Foule que se disputent deux forces contraires, la Vérité avec la Probité d'un côté, le Mensonge et ses pareils de l'autre, et chacune de ses deux forces cherche à la dominer et à triompher.
La Raison de notre poète n'a rien à voir avec la Raison positive des rationalistes qui montre le monde dirigé par des lois mécaniques et immuables; c'est une Raison suprême, obéissant à des lois morales qui échappent à notre appréciation. Comment pourrait-il en être autrement? Ne sommes-nous pas le continuel jouet de nos sens qui sont incapables de saisir les vérités absolues et qui nous trompent même sur l'apparence des choses?
Nos yeux ne voient que l'apparence des choses; ne sont-ils pas de chair? Même pour les choses visibles, le moindre accident suffit à nous en donner une interprétation erronée, à plus forte raison pour les choses inaccessibles à nos sens. Regardez le bout de la rame dans l'eau, ne vous paraît-il pas allongé et tortueux?—et pourtant vous le savez droit.
Ne vois-tu pas que le cœur humain est une mer sans cesse agitée par les luttes de l'esprit et dont les vagues sont dans un perpétuel mouvement de flux et de reflux?
Nous sommes la proie de nos passions; lorsqu'elles changent, nos sensations changent également. Nous ne voyons que ce que nous voulons voir, nous n'entendons que ce que nous désirons et imaginons.
Cette idée de la phénoménalité des choses et de l'impuissance de notre esprit a fini par jeter notre poète croyant et imbu de la Cabbale dans le mysticisme le plus dangereux. Après avoir usé ses forces dans les publications les plus diverses, parmi lesquelles nous relevons une excellente imitation des Psaumes, un traité non sans grandeur sur les principes de la logique[7], un autre sur la morale et un grand nombre de poésies et de traités cabalistiques, dont la plupart n'ont jamais été publiés, son esprit s'exalta; il perdit bientôt tout équilibre moral. Un jour il alla jusqu'à s'imaginer qu'il était appelé à jouer le rôle du Messie. Les Rabbins, qui avaient peur de voir une triste répétition des mouvements pseudo-messianiques qui avaient tant bouleversé le monde juif, lancèrent l'excommunication contre lui. Son imitation ingénieuse du Zohar, écrite en araméen et dont nous ne possédons que des fragments, acheva de ruiner sa réputation. Obligé de quitter l'Italie, il vagabonda à travers l'Allemagne, puis séjourna à Amsterdam. Il eut la satisfaction d'être accueilli en véritable maître par les lettrés de cette importante communauté. Il y composa ses dernières œuvres. Mais il n'y resta pas longtemps. Il quitta cette ville pour aller chercher l'inspiration divine à Safed, en Palestine, foyer célèbre de la Cabbale. C'est là qu'il mourut, emporté par la peste, à l'âge de quarante ans.
Triste vie d'un poète victime du milieu anormal dans lequel il a vécu et qui, dans des conditions plus favorables, aurait pu devenir un maître d'une valeur universelle. Son plus grand mérite est d'avoir définitivement débarrassé l'hébreu des formes et des idées du Moyen-âge et de l'avoir rattaché aux littératures modernes. Il a légué à la postérité un modèle de poésie classique. Son œuvre, répandue dans les pays du Nord et de l'Orient, ne tarda pas à susciter des imitateurs. Mendès et Wessely, qui se mirent, l'un à Amsterdam et l'autre en Allemagne, à la tête d'une renaissance littéraire, ne sont que les disciples et les successeurs du poète italien.