INTERVIEW D'AVRAHAM BURG
07/06/07
Original anglais : "Leaving the Zionist ghetto – An interview with Avraham Burg", By Ari Shavit
Traduction française : Menahem Macina [Reproduction autorisée sous réserve des mentions légales - obligatoires - et de la phrase suivante : "Texte repris du site www.upjf.org"].
Burg ne l’admettra pas, mais, de son point de vue, le livre qu’il lance aujourd’hui, pour coïncider avec la Semaine du Livre Hébraïque, est un livre de prophétie. Un livre qui a pour but d’habiller le royaume de prophétie. Pour d’autres, ce livre ne sera pas facile à définir. Il contient de profondes réflexions sur Israël et sur le sionisme, une comparaison étendue entre Israël et l’Allemagne, une critique tranchante de la pendaison de Eichmann, des réflexions sur le judaïsme à l’âge de la mondialisation, et des souvenirs de la maison de son père.
Yosef Burg, réfugié de Dresde reconnaît au livre une certaine douceur, que l’on ne trouve pas dans les propos courroucés de son fils. Il est vrai quen vers la fin, l’optimiste Avrum [ou Avrom, diminutif affectueux de Avraham. NDT] essaie de transformer son élégie [1] en panégyrique, mais la tentative n’est pas entièrement convaincante. L’Israël de "Vaincre Hitler" [titre du livre d'A. Burg] est un endroit très dur, brutal et impérialiste, agressif, et insulaire. Une société superficielle, violente, dépourvue d’inspiration spirituelle.
J’ai été indigné par ce livre. Je l’ai vu comme l’éloignement d’un collègue israélien de notre israélité commune. Je l’ai ressenti comme une attaque, unidimensionnelle et dépourvue d’empathie, contre l’expérience israélienne. Une fois encore, le dialogue avec Avrum était accrocheur. Nous étions en colère l’un envers l’autre et criions l’un sur l’autre et nous nous tournions autour avec précaution, comme deux gladiateurs blessés dans l’arène. On ne peut dénier à Avrum ce qu’il possède. On ne peut lui dénier ni l’éducation, ni l’élocution, ni l’aptitude à toucher les points sensibles. C’est peut-être pour cela qu’il irrite tant. Ami et prédateur, frère et déserteur.
[L'Interview]
- Avrum Burg, j’ai lu votre nouveau livre, "Vaincre Hitler", comme une séparation d’avec le sionisme. Ai-je tort ? Êtes-vous encore sioniste ?
« Je suis un être humain, je suis un Juif et je suis un Israélien. Le sionisme a été l’instrument qui m’a fait passer de la condition juive à la condition israélienne. Je crois que c’est Ben-Gourion qui a dit : le mouvement sioniste est l’échafaudage utilisé pour la construction d’une maison, après la création de l’Etat sioniste, il devra être démonté. »
- Alors, vous confirmez que vous n’êtes plus sioniste ?
« Déjà, lors du Premier Congrès sioniste, le sionisme de Herzl triompha du sionisme de Ahad Ha’am. Je crois que le XXIe siècle devrait être le siècle de Ahad Ha’Am. Nous devons mettre Herzl au rancart et aller à Ahad Ha’Am. »
- Cela veut-il dire que vous ne considérez plus la notion d’Etat juif comme acceptable ?
« Elle ne peut plus marcher. Définir l’Etat d’Israël comme un Etat juif, c’est la clé de sa fin. Un Etat juif ; c’est de l’explosif. C’est de la dynamite. »
- Et un Etat juif démocratique ?
« Les gens trouvent cela très commode. C’est splendide. C’est hyper-sentimental. C’est nostalgique. C’est rétro. Cela donne un sentiment de plénitude. Mais la 'judéo-démocratie', c’est de la nitoglycérine. »
- Nous devons changer notre hymne national ?
« L’hymne est un symbole. Je serais prêt à acheter des parts d’une réalité dans laquelle tout est beau et où l’hymne seul est bousillé. »
- Devons-nous amender la Loi du Retour ?
« Nous devons entamer la discussion. La Loi du Retour est une loi apologétique. Elle est l’image inversée d’Hitler. Je ne veux pas qu’Hitler définisse mon identité. »
- L’Agence Juive doit-elle être dissoute ?
« Dans le passé, quand j’étais président de l’Agence Juive, j’ai suggéré de changer son nom d’Agence Juive pour la Terre d’Israël, en celui d’Agence Juive pour la Société israélienne. Il y a place pour des moyens philanthropiques. Mais au centre de son expérience, elle doit s’occuper de tous les citoyens d’Israël, y compris des Arabes. »
- Vous écrivez dans votre livre que, si le sionisme est un sionisme catastrophique, alors vous ne serez plus seulement post-sioniste, mais antisioniste. Et j’observe que, depuis les années 1940, l’élément catastrophique a été inséparable du sionisme. Il s’ensuit que vous êtes antisioniste.
« Ahad ha’Am a accusé Herzl de ce que son sionisme avait sa source dans l’antisémitisme. Il envisageait autre chose : Israël comme centre spirituel. La ligne de Ahad Ha’Am n’est pas morte, et son temps est venu à présent. Notre sionisme en conflit avec le monde est désastreux. »
- Mais il ne s’agit pas seulement de la question sioniste. Votre livre est anti-israélien, au sens le plus profond du terme. C’est un livre duquel émane un dégoût de l’israélité.
« Quand j’étais enfant, j’étais un Juif, ou, dans le langage qui prévalait alors : un garçon juif. Je fréquentais un heder [école juive]. J’étais éduqué par des anciens étudiants de yeshiva. Par la suite, durant la majeure partie de ma vie, j’ai été un Israélien. Le langage, les signes, les goûts, les lieux. Tout. Aujourd’hui, cela ne me suffit pas. Dans ma situation présente, je suis au-delà de l’Israélien. Des trois identités qui me composent – humaine, juive, et israélienne -, je perçois que l’élément israélien dépossède les deux autres. »
- Face à cela, votre attitude est conciliatrice et humaniste. Mais, outre cette approche, vous développez une attitude très dure à l’égard de l’israélité et des Israéliens. Vous dites des choses terribles à notre propos.
« Je pense que j’ai écrit un livre d’amour. L’amour fait mal. Si j’écrivais sur le Nicaragua, cela me serait égal. Mais je viens d’un lieu de terrible souffrance. Je vois mon amour se flétrir sous mes yeux. Je vois ma société et l’endroit où j’ai été élevé, et mon foyer, en cours de destruction. »
- Amour ? Vous écrivez que les Israéliens ne comprennent que la force. Si quelqu’un s’aventurait à écrire que les Arabes ne comprennent que la force, ou que les Turcs ne comprennent que la force, il serait immédiatement condamné comme raciste. Et à juste titre.
« Vous ne pouvez pas prendre une phrase et faire comme si c'est tout le livre. »
- Ce n’est pas seulement une phrase. C’est répété. Vous dites que nous avons de la force, énormément de force, et seulement de la force. Vous dites qu’Israël est un ghetto sioniste, un lieu d’impérialisme et de brutalité, un pays qui ne croit qu’en lui-même.
« Voyez la Guerre du Liban. Les gens sont revenus du champ de bataille. Il y a eu des réussites, il y a eu des échecs, des choses ont été révélées. Et vous voudriez que la majorité de la population, et même la droite, comprennent que, quand Tsahal a la permission [politique] de gagner, il ne gagne pas. Que la force n’est pas une solution. Ensuite, ç’a été Gaza, et qu’a-t-on dit-on à propos de Gaza ? On va les démolir, on va les éliminer. Rien ne s’est clarifié. Rien. Et ce n’est pas seulement une affaire entre deux nations. Regardez les relations entre les gens. Ecoutez les conversations privées. La courbe de la violence sur les routes, les récits des femmes battues. Regardez l’image d’Israël que renvoie le miroir. »
- Ce que vous dites est que le problème ne se limite pas seulement à l’occupation. A vos yeux, Israël, de manière générale, est une horrible mutation.
« L’occupation est une toute petite partie du problème. Israël est une société apeurée. Pour chercher la source de l’obsession de la force et l’éradiquer, il faut s’occuper des peurs. Et la méta-peur, la peur primordiale, ce sont les six millions de Juifs qui ont péri dans l’Holocauste. »
- C’est la thèse du livre. Vous n’êtes pas le premier à la proposer, mais vous la formulez de manière très intense. Nous sommes des estropiés psychiques, prétendez-vous. Nous sommes saisis par la terreur et la peur, et nous recourons à la force parce que Hitler nous a causé un profond dommage psychique.
« Oui. »
- Eh bien, je vous rétorque que votre description est faussée. Ce n’est pas comme si nous vivions en Islande, tout en imaginant que nous sommes environnés de nazis qui, en réalité, ont disparu il y a soixante ans. Nous sommes environnés de véritables menaces. Nous sommes l’un des pays les plus menacés au monde.
« Le véritable désaccord israélien, aujourd’hui, est entre ceux qui croient et ceux qui ont peur. La grande victoire de la droite israélienne dans le combat pour gagner l’âme politique israélienne réside dans la manière dont elle l’a presque totalement imprégnée d’une paranoïa sans limites. Je reconnais qu’il y a des difficultés. Mais sont-elles absolues ? Tout ennemi est-il Auschwitz ? Le Hamas est-il un fléau ? »
- Vous êtes arrogant et dédaigneux, Avrum. Vous n’avez pas la moindre empathie envers les Israéliens. Vous traitez le Juif israélien de paranoïde. Mais tandis que le cliché marche, quelques paranoïdes sont réellement persécutés. Pendant que nous parlons, Ahmadinejad affirme que nos jours sont comptés. Il promet de nous éradiquer. Certes, il n’est pas Hitler, mais il n’est pas un mirage non plus. Il constitue une vraie menace. Il est le monde réel, un monde que vous voulez ignorer.
« Je dis que, comme vont les choses en ce moment, Israël est en état de choc dans presque toutes ses dimensions constitutives. Et ce n’est pas seulement un problème théorique. Notre capacité à faire face à l’Iran ne serait-elle pas meilleure si nous renouions, en Israël, avec la capacité de faire confiance au monde ? Ne serait-il pas plus juste que nous ne traitions pas ce problème pour notre propre compte, mais plutôt comme une partie d’un consensus mondial qui commence avec les églises chrétiennes, et englobe les gouvernements et jusqu'aux armées ? Au lieu de cela, nous disons que nous ne faisons pas confiance au monde, qu’on nous abandonnera, que Chamberlain revient de Munich avec son parapluie noir, et que nous bombarderons l’Iran tout seuls. »
- Dans votre livre, nous ne sommes pas seulement victimes des nazis. Dans votre livre, nous sommes presque des judéo-nazis. Certes, vous êtes prudent. Vous ne dites pas explicitement qu’Israël est l’Allemagne nazie. Mais vous en êtes très près. Vous dites qu’Israël est l’Allemagne pré-nazie. Israël est l’Allemagne en passe d’être nazie.
« Oui. J’ai commencé ce livre par le point le plus triste. Comme en deuil, mais pour la perte d’Israël. Durant la majeure partie de la rédaction du livre, son titre était "Hitler a gagné". J’étais sûr que c’en était fini d’Israël. Mais, lentement, j’ai découvert la strate du "tout n’est pas perdu". Et j'ai découvert mon père en tant que représentant d’une Communauté juive allemande en avance sur son temps. Ces deux thèmes ont nourri le livre du début jusqu’à la fin. Finalement, je suis un optimiste, et la fin du livre est optimiste aussi. »
- La fin est peut-être optimiste, mais, d’un bout à l’autre de sa narration, il revient sans cesse sur le fait qu’Israël équivaut à l’Allemagne. Est-ce vraiment justifié ? Y a-t-il un fondement suffisant pour l’analogie entre Israël et l’Allemagne ?
« Il ne s’agit pas de science exacte, mais je vais vous énumérer quelques-uns des éléments qui nous mettent dans le pétrin : un profond sentiment d’offense nationale ; une conviction que le monde nous a rejetés ; des pertes inexplicables dans les guerres. Et comme résultat, la centralité du militarisme dans notre identité. La place des officiers de réserve dans notre société. Le nombre de soldats armés dans nos rues - Où va cette meute de gens armés ? Les expressions lancées publiquement : "Les Arabes dehors !" »
- Ce que vous prétendez, en fait, c’est que nous portons en nous le virus du nazisme.
« Le terme 'nazisme' est très passionnel. »
- Avrum Burg écrit dans son nouveau livre : « Il m’est parfois difficile de distinguer entre le national-socialisme primitif et certaines doctrines nationales culturelles du "ici et tout de suite" ».
« Il y a une différence entre dire 'nazi' et dire 'national-socialiste'. Nazi est un symbole excessif, chez nous, il atteint des dimensions aiguës et extrêmes. »
- Soit, laissons le nazisme. Êtes-vous préoccupé par une catastrophe fasciste en Israël ?
« Je pense qu’elle est déjà là. »
- Croyez-vous vraiment que les slogans racistes qui, de manière choquante, apparaissent, en effet, sur les murs de pierre de Jérusalem, s’apparentent aux slogans des années 1930 en Allemagne ?
« Je vois que nous n’extirpons pas ces expressions de toutes nos forces. Et j’entends des voix venant de Sdérot… Nous détruirons et nous expulserons. Et il y a des tonalités de transfert [ou 'déportation'] dans les propos du gouvernement… Nous avons franchi tant de lignes rouges durant les quelques années passées. Alors, vous vous demandez quelles seront les prochaines lignes rouges que nous franchirons. »
- Dans votre livre vous faites les questions et les réponses. Par exemple, vous écrivez : « Je sens très fort qu’il y a pas mal de chances qu’une future Knesset d’Israël… interdise les relations sexuelles avec des Arabes, recourre à des mesures administratives pour empêcher les Arabes d’employer des Juifs, des femmes et des ouvriers juifs, à des tâches de nettoyage… comme les Lois de Nuremberg… Tout cela se produira, et cela se produit déjà. » N’êtes-vous pas allé trop loin, Avrum ?
« Quand j’étais président de la Knesset, j’entendais ce que disaient les gens. J’ai eu des entretiens approfondis avec des membres du Parlement de toutes tendances. J’ai entendu des partisans de la paix dire : Je veux la paix parce que je hais les Arabes et que je ne peux continuer à les voir et parce que je ne peux pas les supporter. Et j’ai entendu des membres de la droite tenir des propos kahanistes [2]. Le kahanisme [par référence à la doctrine ultra-nationaliste du rabbin Meir Kahane] est présent à la Knesset. Il a été interdit en tant que parti, mais il constitue 10, et peut-être 15, voire 20% des propos juifs à la Knesset. Ces choses sont loin d’être simples. Ce sont des eaux troubles. »
- Je vais vous parler franchement. Je crois que vous avez de graves problèmes moraux et psychologiques. Mais je pense que la comparaison avec l’Allemagne à la veille de l’accession du nazisme au pouvoir, est sans fondement. Un exemple : Il y a un problème avec la place de l’armée dans nos vies, et avec le rôle des généraux dans notre politique, et avec les relations entre les échelons politique et militaire. Mais vous assimilez le militarisme israélien au militarisme allemand, et c’est une fausse comparaison. Vous décrivez Israël comme une Sparte prussienne vivant à la pointe de l’épée, et ce n’est pas l’Israël que je vois. Sûrement pas en 2007.
« J’envie votre aptitude à lire la situation de cette manière. Je vous envie beaucoup. Mais je pense que nous sommes une société qui, dans sa tête, vit par l’épée… Ce n’est pas fortuitement que je fais la comparaison avec l’Allemagne, parce que notre sentiment d’être obligés de vivre à la pointe de l’épée provient de l'Allemagne. Ce dont ils nous ont privés durant les 12 années de nazisme nécessite une très grande épée. Voyez la barrière. La barrière de séparation est une barrière contre la paranoïa. Et elle est née dans mon milieu. Dans mon école de pensée, avec mon Haïm Ramon. Quelle est l’idée sous-jacente à cela ? Que je construirai un grand mur et que le problème sera résolu, parce que je ne les vois plus [les Palestiniens]. Vous savez, le parti travailliste a toujours vu le contexte historique et constitué une culture de dialogue, mais ici, nous avons une terrible étroitesse d’esprit. La barrière délimite physiquement la fin de l’Europe. Elle dit que c’est ici que finit l’Europe. Elle dit que vous êtes le bastion avancé de l’Europe et que la barrière vous sépare des barbares. Comme le mur romain [3]. Comme la Muraille de Chine. Mais c’est extrêmement pathétique. Et c’est un acte de divorce d’avec la vision de l’intégration. Il y a quelque chose de très xénophobe dans ce processus. D’extrêmement fou. Et cela se produit précisément à une époque où l’Europe elle-même, et le monde avec elle, a progressé de manière extrêmement impressionnante en intégrant les leçons de l’Holocauste, et a provoqué une avancée majeure dans le comportement normatif des nations. »
- La vérité, c’est que vous êtes un européiste notoire. Vous vivez à Nataf, mais vous êtes entièrement de Bruxelles [en tant que siège du Parlement européen]. Le prophète de Bruxelles.
« Tout à fait. Tout à fait. Je considère l’Union européenne comme une utopie biblique. Je ne sais pas combien de temps cela tiendra, mais c’est stupéfiant. C’est entièrement juif. »
- Et cette admiration que vous exprimez envers l’Europe n’est pas accidentelle, parce que l’un des points fascinants de votre livre, c’est que le sabra [4] Avrum Burg tourne le dos à son identité de sabra et se rallie très profondément à une sorte de romantisme yekke [allusion aux Juifs d’origine allemande, ainsi surnommés]. L’Israël sioniste donne, dans votre livre, l’impression d’être un vulgaire baron, tandis que la Communauté Juive allemande est l’idéal et le comble de la perfection.
« Vous faites dans la dichotomie, Ari, alors que moi, je fais dans l’inclusion. Vous découpez, alors que je m’efforce de maintenir les choses ensemble. Par conséquent je ne dis pas que je tourne le dos à mon existence de sabra, mais que je prends une autre direction. Et c’est vrai. Totalement vrai. »
- Je suis en désaccord avec de ce romantisme. Vous décrivez un millier d’années idylliques de la Communauté Juive allemande. Dans une large mesure, vous considérez cette Communauté comme un modèle. Mais elle finit à Auschwitz, Avrum. Elle mène à Auschwitz. Votre romantisme yekke est compréhensible et séduisant. Mais c’est un mensonge.
« Existe-t-il un romantisme bien fondé ? Votre romantisme israélien est-il fondé ?
- Mon israélité n’est pas romantique. Elle est cruelle, au contraire. Elle provient d’une compréhension de la nécessité. Et vous brouillez la nécessité. Au plan émotionnel, vous préférez passer de Dresde à Manhattan, plutôt que de faire face au destin juif israélien.
« Nous refusons d’accepter cela, mais l’existence de la diaspora date des débuts de notre histoire. Abraham découvre Dieu en dehors des frontières de la Terre [sainte] Jacob conduit les tribus au-delà des frontières. Les tribus deviennent un peuple au-delà des frontières. La Torah est donnée à l’extérieur des frontières. En tant qu’Israéliens et sionistes nous avons complètement négligé cela. Nous avons rejeté la Diaspora. Mais je maintiens que, exactement comme il y a eu quelque chose d’étonnant concernant la Communauté Juive allemande, en Amérique également, ils [les Juifs de la Dispersion] ont aussi créé le potentiel pour quelque chose d’étonnant. Ils ont créé une situation dans laquelle le goy [non-Juif] peut être mon père et ma mère, mon fils et mon partenaire. Le goy n’est pas hostile, mais cordial. Conséquence : ce qui en ressort, c’est une expérience juive d’intégration, et non de séparation. Non de ségrégation. J’estime que tout cela manque ici. Ici, le goy est ce qu’il était dans le ghetto [5]: agressif et hostile. »
- Il y a réellement en vous une forme profonde d’antisionisme. Au plan émotionnel, vous êtes en prise avec le judaïsme allemand et américain. Ils vous stimulent, vous émeuvent, et, en comparaison, l’option sioniste vous apparaît comme grossière et spirituellement pitoyable. Elle ne dilate ni le cœur ni l’âme.
- Oui, oui. La réalité israélienne n’est pas stimulante. Les gens ne veulent pas l’admettre, mais Israël se heurte à un mur. Demandez à vos amis s’ils sont certains que leurs enfants vivront ici. Combien diront que oui ? Tout au plus 50 pour cent. En d'autres termes, l'élite israélienne s'est déjà séparée de cet endroit. Et sans élite, il n'y a pas de nation."
- Vous dites que nous étouffons, ici, faute d’esprit.
« Absolument. Nous sommes déjà morts. Nous n'en avons pas encore été informés, mais nous sommes morts. Cela ne marche plus. Cela ne marche pas. »
- Et vous voyez dans la Communauté Juive américaine la dimension spirituelle et le ferment culturel que vous ne trouvez pas ici.
« Assurément. Il n’y a pas d’écrits marquants en Israël. Il y a une importante littérature juive aux Etats-Unis. Ici, il n’y a personne à qui parler. Je n’éprouve aucun sentiment d’appartenance à la communauté religieuse dont j’ai fait partie. Et je n’appartiens pas non plus à la communauté laïque. Je n’y ai pas d’interlocuteur. Je suis assis avec vous, et vous ne me comprenez pas davantage. Vous êtes enfermé dans un extrémisme national chauvin. »
- C’est totalement faux. Je suis au courant de la richesse juive dont vous parlez. Mais je suis également conscient de ce que l’analyse sioniste fondamentale était correcte. Sans Israël, il n’y a pas d’avenir pour une civilisation juive non orthodoxe.
« Prenez la plus pure israélité qui existe – Moshe Dayan, par exemple – et dépouillez-le de tous les Avrums. Vous aurez une israélité entièrement immaculée. Pas d’entêtés [6]. Pas de mollassons. Rien. Êtes-vous sûr que ce modèle de vivre-pour-vivre durera ? Prenez, par contre, les "électrons libres" [7] : Martin Buber, George Steiner. Vous dites que ces électrons libres [éthérés] ne mèneront nulle part. Mais mon expérience historique me dit que ces électrons libres iront plus loin que des soldats de cavalerie. »
- Vous préparez réellement vos affaires pour l’exil.
« J’ai vécu avec eux [les Israéliens ?] depuis le jour de ma naissance. Est-ce que je dis pas quand je prie : "c’est à cause de nos péchés que nous avons été exilés loin de notre terre ?" Dans l’histoire juive, l’existence spirituelle est éternelle, tandis que l’existence politique est temporaire. »
- En ce sens, vous êtes essentiellement non-sioniste. Parce que la somme d’énergie nécessaire à la fondation et à la subsistance de cet endroit est immense, vous dites qu’il ne faut pas donner tout ce qui est à nous pour ce lieu.
« Il n’y a pas un tout israélien. Il y a un tout juif. L’Israélien est un demi-Juif. Le judaïsme a toujours prévu des alternatives. L’erreur stratégique du sionisme a été d'abolir les alternatives. Il a édifié ici une entreprise dont les plus importantes parties sont une illusion. Pensez-vous réellement que cette entité post-kibboutzique laïque indécise, de type Tel Aviv, [continuera à] exister ici ? Jamais. L’israélité n’a que le corps, elle n’a pas d’esprit [8]. Au maximum, des restes d’âme. Vous êtes déjà mort spirituellement, Ari. Vous avez seulement un corps israélien. Si vous continuez comme cela, vous n’existerez plus. »
- L’israélité est beaucoup plus riche, Avrum. Elle a énergie, vitalité, et créativité. Mais vous avez fui votre israélité. Vous avez déserté votre israélité. Vous étiez Israélien. Vous étiez plus Israélien que je ne l’étais. Mais vous ne l’êtes plus.
« Je ne le suis plus, en effet. Je pense que le "non-Israélien" n’est pas une alternative à toute l’existence juive de deux mille ans, dont je parle. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre. Parce que je ne peux pas quitter ce monde en me mentant à moi-même. Je vous l’ai dit : il n’y a pas d’existence juive sans récit historique. Cela n’existe pas. Et ici, il n’y a absolument aucune histoire. Mais ce qui est plus grave encore ; c’est qu’il n’y a pas de forces qui fassent sortir une histoire de l’intérieur. En conséquence, je vais au monde et au judaïsme. Parce que le Juif est le premier post-moderne, le Juif est le premier mondialiste. »
- Vous êtes réellement un mondialiste maintenant. Vous partez vraiment vers le monde. Vous avez pris un passeport français et en tant que citoyen français, vous avez voté aux élections présidentielles françaises.
« Je l’ai déjà déclaré : je suis un citoyen du monde. Telle est ma hiérarchie d’identités : citoyen du monde, ensuite Juif, et seulement après, Israélien. J’éprouve un sentiment de lourde responsabilité envers la paix dans le monde. Et Sarkozy constitue, à mes yeux, une menace pour la paix du monde. C’est pourquoi je suis allé voter contre lui. »
- Êtes-vous français ?
« A beaucoup d’égards, je suis Européen. Et, à mon sens, Israël fait partie de l’Europe. »
- Mais ce n’est pas le cas. Pas encore. Et vous êtes une personnalité publique israélienne qui prend part, en tant que Français, à des élections présidentielles françaises. C’est un acte qui va loin. Un acte juif pré-sioniste. Une chose que ni un Anglais, ni un Hollandais ne feraient.
« C’est vrai. C’est totalement juif. J’avance vers la condition juive. »
- Recommandez-vous à tout Israélien de prendre un passeport étranger ?
« N’importe qui peut le faire. »
- Mais en faisant cela, en faisant cela aussi, vous détruisez la garantie mutuelle israélienne [9]. Vous jouez de vos multiples passeports et de vos multiples identités, ce qui est un itinéraire auquel tout un chacun n’a pas accès. Vous détruisez quelque chose de très fondamental.
« Ce sont vos craintes à vous, Ari. Je suggère que vous n’ayez pas peur. C’est ce que je dis dans le livre. Je propose que nous cessions d’avoir peur. »
- Mais vous n’êtes pas seulement le livre, Avrum. Vous êtes aussi la personne indépendamment du livre. Et il y a une contradiction entre le purisme de l’homme qui a écrit ce livre et la vie politique que vous menez ici.
« C’est une question terrible. Terrible. Et c’est vrai. Durant certaines de ces années, j’ai vécu un mensonge. Pendant de nombreuses années, je n’étais pas moi-même. Au début de mon parcours politique, j’avais l’énergie de lutter pour la religion et l’Etat, et de lutter pour la paix. L'esprit spécial du [défunt professeur Yeshayahu] Leibowitz [10] soufflait dans mes voiles. Ce furent mes années d’honnêteté. J’étais moi. Mais, par la suite, durant de longues années, j’ai été Mapaïnik [Le Mapaï est l’ancêtre du parti travailliste]. J’y étais juste pour y être. Et je n’étais plus moi. J’étais infidèle aux principes. »
- Et maintenant que vous êtes affranchi des limitations de la politique, vous êtes totalement habité par Leibowitz. Vous considérez les éliminations ciblées comme des meurtres. Vous êtes heureux de ce que le petit-fils de votre mère ne soit pas un pilote de combat qui tue des gens innocents. Vous décrivez l'occupation comme un Anschluss israélien. Un Anschluss israélien !
« C’est ce que nous faisons ici. Que voulez-vous que je dise de ce que nous faisons ici ? Que c’est de l’humanisme ? [Que nous sommes] la Croix-Rouge ?
- Les éliminations ciblées sont donc des meurtres ?
« Certaines d’entre elles, sans aucun doute. »
- Nous sommes amenés à perpétrer des crimes de guerre ?
« Je ne vois comment considérer cela autrement. En particulier, s’il n’y a pas de perspective de dialogue. Les Israéliens sont très impassibles. Un Arabe de plus, un Arabe de moins, ya’allah [11], c’est super. Mais en définitive, la pile [de cadavres] devient haute. Le nombre de gens innocents est si élevé, qu’il est invérifiable. Et ensuite, notre explosion, et la leur, et celle du monde, seront énormes. Je vois cela se produire sous mes yeux. Je vois des piles de corps palestiniens traversant le mur que nous avons construit pour ne plus voir cela. »
- Et vous n’êtes pas seulement Leibowitz. Vous êtes aussi Gandhi. Vous dites que la bonne réaction à l’Holocauste n’était pas [Mordechai] Anielewicz [chef de l’insurrection du Ghetto de Varsovie], mais Gandhi.
« Je crois en la doctrine de la non-violence. Je ne pense pas que croire à la non-violence, c'est être une chiffe molle. A mes yeux, Gandhi est aussi Juif qu’il est possible de l’être. Il incarne une très ancienne approche juive. Comme Yochanan ben Zakkai, qui demanda "Yavné et ses Sages". Pas Jérusalem, ni le Temple, ni la souveraineté : Yavné et ses Sages. » [12].
- Et votre approche ghandiste trouve son expression politique : vous estimez qu’Israël doit être délivré de ses armes nucléaires.
« Bien sûr, bien sûr. Le jour où la Bombe sera démantelée sera le jour le plus important de l’histoire d’Israël. Le jour où nous conclurons un bon accord avec l’autre partie [les Palestiniens], nous n’aurons plus besoin de la Bombe. Telle doit être notre ambition. »
- Avrum, votre livre est celui d’un homme de paix, presque un pacifiste. Comment se fait-il que lorsqu’un homme de paix comme vous abandonne la politique, vous tentez d’acheter au gouvernement une usine qui fabrique des pièces de chars ?
« Je suis un homme d’affaires. Je traite avec des sociétés pour les ramener à la santé [financière]. [Je m’occupe de] privatisations. J’aime ce travail et j’y réussis bien également. L’un de mes principaux projets concerne Ashot Industries, à Ashkelon, dont 40% de l’activité consiste à fabriquer des armes. Mon intention était de mettre un terme à cette ligne de production et d'étendre l’activité d’Ashtot au monde de l’aviation civile. Je ne prendrai pas la responsabilité de fabriquer des armes, fût-ce un seul jour. Le défi que j’ai voulu relever était de prendre le contrôle d’une affaire qui transforme les épées pour en faire des socs de charrue [13]. »
- Cette transaction soulève de graves questions. Elle a mené à une enquête réalisée par le contrôleur de l’Etat et la police. Mais je ne veux pas poser de questions concernant son aspect pénal, puisque que le dossier a été classé sans suite. Je veux qu'on m'explique pourquoi la première chose qu’a faite un politicien qui s’était présenté comme un anti-that