UNE ARMEE A BOUT DE SOUFFLE
Les révélations faites ces derniers jours par le Daily Telegraph sur l'état de l'armée britannique vu par son commandant, le général Richard Dannatt, sont riches d'enseignements. L'incapacité de fournir le moindre renfort aux contingents actuellement déployés, le maintien d'une maigre réserve de 500 hommes pour toute urgence à domicile ou au-delà, comme la disponibilité opérationnelle réduite des parachutistes faute d'avions pour les parachuter, témoignent d'un épuisement avéré. Il suffit d'ailleurs de consulter ce communiqué du Ministère britannique de la Défense pour mesurer l'ampleur de la crise : pour engager une brigade renforcée, centrée autour de 11 bataillons de mêlée et d'appui, il a fallu prendre des généralistes et des spécialistes dans pas moins de 34 autres corps de troupes terrestres !
L'effort actuellement fourni par l'armée britannique, avec notamment 13'000 soldats déployés en Irak et en Afghanistan, ne semble pourtant pas insurmontable sous l'angle du seul volume. Dans les faits, ces opérations de contre-insurrection impliquant des déploiements longs et risqués dans un climat éprouvant posent aux militaires britanniques des problèmes de rétention qui aboutissent à un sous-effectif de 3500 soldats d'active, soit environ 3% des quelque 101'000 militaires déployables. Il est assez frappant de constater que l'armée britannique perd à peu près 30 fois plus de soldats par les démissions que sur le champ de bataille ! Alors que pendant longtemps les pertes étaient dues bien davantage à la maladie qu'au combat, nous vivons désormais une époque où elles s'expliquent à la fois par la concurrence économique et par la déliquescence du service militaire.
Un autre aspect du problème, vécu dans nombre d'armées professionnelles occidentales (entre autres), est le fait que les opérations extérieures tendent de plus en plus à être accomplies par une minorité de militaires, et non par leur grande majorité au gré des rotations. Qu'un opérateur d'une force spéciale britannique comme le SAS soit engagé hors du pays 8 mois sur 12, passe encore : les unités non conventionnelles ont une telle plus-value qu'elles n'ont jamais suffisamment d'effectifs. En revanche, il n'est pas normal que des bataillons conventionnels doivent "cannibaliser" d'autres unités pour atteindre leur disponibilité opérationnelle, au niveau qualitatif comme quantitatif. La proportion non déployable d'une armée est généralement un chiffre dérangeant au sein des états-majors, mais se reposer systématiquement sur le même noyau d'idéalistes n'est pas une solution viable à moyen terme déjà.
C'est donc bien le modèle de l'armée britannique, et par extension des armées professionnelles axées sur la projection et la rotation de forces, qui semble au moins partiellement en cause (les dérives sociétales et identitaires étant un autre chapitre). En fait, le gouvernement britannique demande aujourd'hui à son armée terrestre de mener des opérations de pacification largement similaires à celles de l'ère coloniale sans aller au bout de sa pensée, c'est-à-dire sans en faire une armée sédentaire, occupante, crainte car impitoyable, mais aussi énergique, créative, pour tout dire colonisatrice. Les officiers britanniques en garnison au XIXe siècle en Inde ou ailleurs n'avaient pas peur d'user de la force, de revendiquer leur supériorité civilisationnelle, et donc de conduire les populations locales ; à l'ère post-coloniale, tout cela est honni et haïssable. A proscrire sans plus y penser.
Du coup, les soldats vont et viennent sans mesurer le sens de leur action. Et hésitent de moins en moins à le faire pour plus d'argent auprès d'une société privée, puisque c'est leur principal intérêt. On pourra me rétorquer que les armées à bout de souffle émanent généralement de sociétés qui le sont aussi, et que les modèles des unes sont étroitement liés à ceux des autres. Je ne vois guère d'argument contraire, et donc je conclus en ouvrant le débat...
Posté par Ludovic Monnerat à 17:51 | Commentaires (10) | Pisteur (0)