HAARETZ, LE JOURNAL DES ELITES ISRAELIENNES POST-SIONISTES
En mars 2008, alors que plusieurs pays arabes appelaient vainement au boycott du Salon du Livre de Paris - dont Israël était l'invité d'honneur - ils reçurent un soutien inattendu : celui du rédacteur en chef du supplément littéraire du quotidien israélien de gauche réputé, Haaretz, qui se vanta publiquement d'avoir été « le premier à lancer la pétition demandant le boycott du Salon du Livre »... Cet appel étonnant en apparence ne surprit pas les lecteurs réguliers du journal israélien. Il avait été précédé, quelques semaines auparavant, d'une déclaration, tout aussi polémique, du rédacteur en chef de Haaretz, David Landau, qui avait déclaré à la Secrétaire d'Etat américaine, Condoleeza Rice, lors d'un dîner privé en décembre 2007, que l'Etat juif « voulait être violé par les Etats-Unis » - manière élégante de dire qu'il appelait à une intervention plus vigoureuse des Etats-Unis pour contraindre Israël à faire des concessions à ses ennemis arabes…
Ces deux déclarations de responsables du journal Haaretz avaient elles-mêmes été précédées, depuis de nombreuses années, d'articles très virulents condamnant la politique israélienne, et attirant l'attention des lecteurs sur les « souffrances » des Palestiniens - thème devenu la spécialité de deux journalistes de Haaretz en particulier: Gidéon Lévi et Amira Hass, cette dernière résidant à Gaza. En réalité, comme nous le verrons, Haaretz est devenu, dans une certaine mesure, depuis le début de la « deuxième Intifada », et sans doute déjà auparavant, un redoutable outil de propagande propalestinienne, dont des articles innombrables sont repris, dès leur parution, sur des sites d'organisations et de groupes politiques propalestiniens, et traduits en anglais, en français, en italien et en d'autres langues, par des traducteurs militants, sur des sites tels que ceux d'Europalestine, France Palestine, Palestine solidarité, etc.
Amira Hass, qui porte bien son nom...
En quoi cette évolution est-elle significative de celle des élites israéliennes - dont Haaretz est le journal de référence et le « pain quotidien » (au même titre que Le Monde pour les élites françaises) - et de l'état actuel de l'intelligentsia israélienne ? S'agit-il d'une tendance marginale ou minoritaire au sein du journal et des élites d'Israël, ou bien du reflet, plus ou moins fidèle, d'un état d'esprit généralisé au sein des élites intellectuelles, universitaires et politiques de l'Etat juif, qui vient de célébrer son soixantième anniversaire?
I. Haaretz , un journal israélien antérieur à l’Etat : 1919 - 1948
Les origines : une feuille d’information de l’armée anglaise
Haaretz a été fondé en 1918, pendant la période du Mandat britannique, ce qui en fait le quotidien le plus ancien d'Israël. A ses origines, il s'agissait d'une feuille d'information hebdomadaire publiée en anglais, en hébreu et en arabe, sous le titre News from the Holy Land [Nouvelles de la Terre Sainte]. L'édition en hébreu était distribuée aux soldats juifs de l'armée britannique en Palestine mandataire, et aussi au sein de la population du Yishouv à Jérusalem et Jaffa. Par la suite, le mouvement sioniste devint partie prenante du journal, d'abord en le subventionnant, puis en le rachetant à l'armée anglaise. C'est un mécène juif russe, Isaac Leib Godlberg, qui apporta les fonds et devint le nouveau propriétaire du journal, dont le nom fut raccourci de Hadashot Haaretz (Les nouvelles du pays) en Haaretz (Le pays).
L'un des collaborateurs actifs du journal, qui fut à l'origine de son rachat au bénéfice de la Commission sioniste, n'était autre que le dirigeant sioniste révisionniste, Vladimir Jabotinsky, qui participait régulièrement aux éditions hébraïque et anglaise du journal. A cette époque en effet, Haaretz n'avait pas de ligne politique bien définie, et Jabotinsky pouvait y écrire librement sur les sujets qui lui tenaient à coeur (1).
Le rachat d’Haaretz par la famille Schocken
Le second tournant dans l'histoire du journal fut son rachat en 1937 par la famille Schocken, qui possède le journal jusqu'à aujourd'hui. Salman Schocken, homme d'affaires né en 1877 en Pologne dans une famille modeste, avait fait fortune en créant une chaîne de grands magasins en Allemagne, qui comptait des succursales dans une vingtaine de villes. En 1926, Salman Schocken créa aussi une maison d'édition, Schocken Verlag, qui publia plusieurs auteurs juifs allemands célèbres, comme Martin Buber, Franz Kafka ou Franz Rosenzweig, avant d'être transférée aux Etats-Unis lors de l'arrivée au pouvoir des nazis.
Outre son activité d'homme d'affaires prospère, Salman Schocken était un bibliophile et un mécène avisé. C'est lui qui découvrit le talent littéraire du jeune Samuel Joseph Agnon, alors qu'il séjournait en Palestine, et qui l'encouragea et l'aida financièrement pour lui permettre de consacrer son temps à l'écriture. Dans sa monumentale biographie d'Agnon, Dan Laor qualifie sa rencontre avec Schocken d'événement déterminant dans la vie du jeune écrivain, futur Prix Nobel de littérature (2).
Schocken, qui était autodidacte, était également très impliqué dans la vie culturelle juive et sioniste en Allemagne. Au cours de son séjour en Palestine mandataire (1935-1942), il se rapprocha du mouvement pacifiste « Brith Shalom », constitué d'intellectuels juifs allemands, partisans d'un Etat binational et hostiles au sionisme politique. Après le rachat du journal Haaretz, il nomma son fils, Gustav Schocken, à la tête de la rédaction. Gustav Schocken fut l'éditeur et le rédacteur en chef du journal, de 1939 jusqu'à son décès, en 1990. C'est lui qui fit de Haaretz un quotidien moderne, abordant tous les aspects de l'actualité et notamment les questions économiques et culturelles, et doté d'une page éditoriale influente.
Le journal des élites bourgeoises libérales
Au cours des années antérieures à la fondation de l’Etat et jusque dans les années 1960, la presse écrite israélienne était dominée par les journaux appartenant – ou étroitement liés – à des partis politiques. Parmi les plus influents, citons Davar, quotidien publié par la confédération syndicale Histadrout, entre 1925 et 1994 (dont le rédacteur en chef était Berl Katznelson, dirigeant et idéologue du parti travailliste) ; Haboker (sionistes généraux) ; Al-Hamishmar (Mapam, extrême gauche) et les organes des partis religieux : Hatsofeh (sioniste religieux) et Hamodia (Agoudat Israël).
Dans ce paysage médiatique très idéologique, Haaretz constituait une voix différente, indépendante de tout parti politique et au ton beaucoup plus libre. L’orientation générale du journal, qui est restée sensiblement la même jusqu’à aujourd’hui, était celle d’un quotidien de la bourgeoisie libérale. Alors que les journaux idéologiques liés aux grands partis politiques représentaient les différentes tendances du mouvement sioniste (travailliste, révisionniste, religieux), Haaretz avait pour lectorat le public des classes moyennes de la cinquième alyah, constitué principalement d’universitaires, d’artistes, de médecins et de membres des professions libérales, d’origine allemande en majorité, qui s’installèrent dans les villes, et notamment à Tel Aviv.
Curieusement, malgré les transformations nombreuses de la société israélienne depuis les années 1930, on peut affirmer que c’est toujours ce même groupe qui constitue le coeur du lectorat de Haaretz : celui que l’on pourrait définir sociologiquement comme les élites urbaines (par opposition aux élites rurales du mouvement kibboutzique). Et, ce qui est encore plus étonnant, c’est que c'est précisément cette population – dont les membres étaient arrivés en Israël non pas par idéal sioniste, à la différence des membres des mouvements haloutziques de la troisième et de la quatrième alyah, mais fuyant le nazisme, et contre leur gré – qui a le plus contribué à la constitution des élites intellectuelles israéliennes, notamment autour de l’université hébraïque de Jérusalem.
II. De 1948 à nos jours : comment Haaretz s’est détaché du consensus sioniste
Au cours des vingt premières années de l'Etat d'Israël, Haaretz défendit ainsi tout naturellement des positions opposées à la politique économique des gouvernements, d'orientation sioniste socialiste, et se fit le défenseur de la libéralisation de l'économie. La ligne politique épousée par le journal après la création de l'Etat fut celle d'un quotidien indépendant promouvant une économie libérale. C'est seulement après 1967 que Haaretz s'engagea plus activement sur le thème des « territoires » - en soutenant des concessions territoriales en faveur des Etats arabes - et sur la question des rapports entre l'Etat et la religion - en se faisant l'avocat d'une laïcisation de l'Etat et de la société.
C'est sans doute dans le domaine économique que Haaretz fit preuve de la plus grande constance, depuis les années 1930 et jusqu'à aujourd'hui. En matière de politique par contre, son évolution a été beaucoup plus marquée, passant d'un sionisme modéré à ses débuts, à l'ethos post-sioniste depuis les années 1990. Un article de 1949, signé de Gershon (Gustav) Schocken, atteste de l'évolution suivie par le journal au cours des cinquante dernières années : dans cet éditorial, intitulé "Les Allemands et nous", le rédacteur en chef réclamait la promulgation, par la Knesset, d'une loi interdisant à tout citoyen israélien de s'installer, ou même de séjourner en Allemagne (3). (Un demi-siècle plus tard, en 2006, un groupe de presse allemand, Dumont-Schauberg, a acquis 25% des parts de Haaretz, qui est devenu le premier journal israélien détenu en partie par un groupe allemand - dont le père de l'actuel dirigeant, qui plus est, était membre du parti nazi...)
Haaretz contre le « primitivisme » des Juifs orientaux
A cet égard, Haaretz était aligné sur l'ensemble de la presse israélienne à l'époque, le Yediot Aharonot appelant, de son côté, à « inculquer la haine de l'Allemagne aux enfants d'Israël ». Sur un autre élément du débat social et politique dans les années 1950, celui de la vague d’émigration en provenance des pays arabo-musulmans, on pouvait trouver, dans Haaretz, des articles au ton tout aussi virulent, comme en témoigne cet extrait d’un article d’Aryeh Gelblum, paru le 22 avril 1949 :
"Il paraît que les Tripolitains et les Tunisiens sont « mieux » que les Marocains et les Algériens, mais ils posent tous le même problème… Le primitivisme de ces gens est insupportable. Ils n’ont pour ainsi dire aucune éducation, et pire encore, ils sont parfaitement incapables de comprendre le moindre raisonnement intellectuel. D’une manière générale, ils ne sont guère plus évolués que les Arabes, les nègres et les berbères de leur pays."
Cet extrait en dit long sur l’état d’esprit de certaines élites israéliennes ashkénazes dans les premières années de l’Etat, dont Haaretz était représentatif. Tom Segev, qui cite cet article, observe qu’il était encore mentionné trente ans après sa parution, lors de débats sur les relations intercommunautaires. Bien entendu, la publication d’un tel article serait aujourd’hui impensable dans les colonnes de Haaretz (ce qui n’empêche pas que des articles tout aussi provocateurs soient publiés, prenant pour cible non plus les Juifs orientaux, mais les religieux ou les habitants des « territoires »).
Un journal post-sioniste avant l’heure
A quel moment Haaretz a-t-il commencé à se détacher du consensus sioniste ? La question est d'autant plus délicate, qu'il n'est pas évident de définir une ligne bien établie au sein de la rédaction du quotidien, qui a toujours - comme la plupart des journaux non affiliés à un parti politique - abrité en son sein plusieurs tendances. Deux journalistes de Haaretz, Amira Hass et Gideon Levi, ont contribué à faire du journal des élites israéliennes un instrument de la propagande propalestinienne en Europe. Le journaliste Tom Segev (lui-même collaborateur de Haaretz) relève une « innovation » due à la plume de son confrère Uri Avneri : l’emploi du terme « sionisme » pour désigner la vaine grandiloquence…
Cette innovation significative ne date pas, comme on pourrait le croire, des années 1990, ni même de l’après 1967, mais de 1949 ! Segev cite plusieurs articles de la même période, qui illustrent bien la vision du monde (et du pays) du journal Haaretz, que Segev oppose à celle du quotidien de la Histadrout, Davar (4) :
"Contrairement au quotidien du syndicat Histadrout, Davar, qui était imprégné d’une foi naïve, solennelle presque, piégé dans une rhétorique visionnaire, Haaretz affichait un scepticisme morose non dénué d’une mesquinerie et d’une arrogance qui sombraient aisément dans les ornières de la critique sans fondement…"
Pour illustrer ce scepticisme et cette arrogance, Segev cite également un article du rédacteur en chef de Haaretz, à l’époque, Gershom Schocken, demandant que l’Etat juif nouvellement créé change de symbole et abandonne la menorah – chandelier à sept branches – qu’il jugeait d’une « esthétique abominable et incarnant le manque de goût, de culture et de sens esthétique du gouvernement israélien ». Cet extrait est révélateur – et presque prémonitoire – dans la mesure où il concerne un des symboles de l’Etat juif. Quatre décennies plus tard, en effet, le même Haaretz allait réclamer la modification du drapeau et de l’hymne national, coupables à ses yeux, cette fois, non plus de manque de goût, mais d’exclure la minorité arabe israélienne…
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Notes
1. Voir J. Schetchtman, Rebel and Statesman, T. Yoselof, 1956, p. 308.
2. Dan Laor, Hayyé Agnon, Schocken, 1998, p.105.
3. Cité par Tom Segev, Les Premiers Israéliens, Calmann-Lévy, 1998, p. 327.
4. Tom Segev, Les Premiers Israéliens, p. 14.
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Article publié dans France-Israël Information [n° 341, avril-mai-juin 2008, pp. 28-30].
[Texte aimablement signalé par Matsada.info.]
© Pierre Itshak Lurçat
Mis en ligne le 10 août 2008, par M. Macina, sur le site upjf.org