" C'EST LA DEMOGRAPHIE , CRETIN ! "
M. Steyn
Texte original : "It’s the demography, stupid" (non accessible sur le site de The New Criterion, mais consultable sur le site du Wall Street Journal).
La version française est reprise du blogue "Insoumission", sans précision du nom du traducteur, dont le talent et le mérite sont grands. Elle a été soigneusement relue et corrigée par Menahem Macina.
La plupart des gens qui liront ceci peuvent encaisser ce que je vais dire, alors, laissez-moi m’exprimer aussi franchement que je le peux : Une bonne partie de ce que nous appelons, de façon assez vague, le « monde occidental » survivra à ce siècle, et une bonne partie disparaîtra, dans les faits, de notre vivant, y compris un certain nombre, si ce n’est la plupart des pays d’Europe de l’Ouest. Il restera probablement sur les cartes des aires géographiques désignées par les noms de Pays-Bas ou d’Italie – probablement –, tout comme il y a toujours, à Istanbul, un bâtiment appelé la basilique Sainte-Sophie. Mais ce n’est pas une basilique ; c’est juste la désignation d’un immeuble. De la même façon, « Italie » et « Pays-Bas » ne seront plus que des noms de territoires. Le défi, pour ceux qui estiment que, tout bien pesé, la civilisation occidentale est meilleure que son alternative, est d’arriver à trouver une façon de sauver au moins quelques morceaux de l’Occident.
Un des obstacles devant cette tâche est le fait que, si l’on prend une campagne électorale typique, les programmes d’au moins un parti aux Etats-Unis et de la plupart des partis du reste de l’Occident sont largement consacrés à ce qu’on pourrait appeler les « besoins secondaires » de la société – les services médicaux assurés par l’Etat, les services de garderie assurés par l’Etat (que le Canada envisage d’introduire), le congé de paternité garanti par l’Etat (qui vient d’être introduit en Grande-Bretagne), etc. Nous avons donné aux besoins secondaires la priorité sur les besoins primaires, telles que la défense de la nation, de la famille, de la foi, et, plus fondamentale que toute autre, l’activité reproductrice – « Allez et multipliez… » ; en effet, si cette dernière est omise, vous ne pourrez plus envisager de couvrir des besoins secondaires comme, par exemple, l’aide sociale du berceau à la tombe. Les Américains ne comprennent pas toujours à quel point la majeure partie du reste du monde développé a emprunté cette voie : dans les cabinets du Canada et de la plupart des Etats européens, le ministère de la défense est un endroit pour un politicien ambitieux, un lieu de transit vers une fonction vraiment importante, comme ministre de la santé. Je ne pense pas que Donald Rumsfeld considérerait qu’être muté à la santé ou aux services sociaux soit une promotion.
La faille inhérente aux systèmes Etatiques sociaux-démocrates laïcs est qu’ils requièrent, pour se maintenir, des taux de fertilité, caractéristiques de sociétés religieuses. Le post-christianisme hyper-rationaliste est, dans cette optique, bien moins rationnel que le catholicisme ou le mormonisme. En effet, en faisant confiance à l’immigration pour assurer son futur, l’Union Européenne a adopté une variante moderne de la stratégie des Shakers [2], qui n’étaient pas autorisés à avoir d’enfants et ne pouvaient donc augmenter leur nombre que par conversion. Le problème est, en outre, que ces sociétés, qui cherchent à assurer leurs besoins secondaires, prennent, à tort, leurs faiblesses pour des forces – ou tout au moins des vertus –, et c’est pourquoi elles s’avèrent si médiocres lorsqu’elles doivent faire face à une puissance de premier ordre comme l’islam.
A propos de celui-ci, si nous sommes en guerre – notion qui n’est pas admise par la moitié du peuple américain, et par des proportions de la population encore plus élevées en Grande-Bretagne, au Canada, et en Europe – de quelle guerre s’agit-il, exactement ?
Nous savons que ce n’est pas vraiment une « guerre contre le terrorisme ». Et ce n’est pas non plus, en son cœur, une guerre contre l’islam, ni même contre « l’islam radical ». La foi musulmane, quels que puissent être ses mérites pour ses adeptes, est source de problèmes pour les autres. Il y a un grand nombre de zones sensibles dans le monde, mais, en règle générale, il est facile, pour les gens avertis, de deviner l’identité d’au moins l’une des parties en conflit : musulmans contre Juifs, en "Palestine" ; musulmans contre Hindous, au Cachemire ; musulmans contre chrétiens, en Afrique ; musulmans contre bouddhistes en Thaïlande ; musulmans contre Russes, dans le Caucase ; musulmans contre touristes flânant à Bali… Comme les écologistes, les djihadistes « pensent globalement et agissent localement » [3].
Pourtant, si l’islamisme est effectivement l’ennemi, ce n’est pas lui qu’il s’agit réellement de combattre. L’islam radical est une infection opportuniste, comme pour le SIDA : ce n’est pas le virus HIV qui vous tue, c’est la pneumonie que vous attrapez, alors que votre corps est trop faible pour en venir à bout. Lorsque les djihadistes sont confrontés aux forces militaires américaines, ils perdent – comme cela s’est passé en Afghanistan et en Irak. Si cette guerre était similaire à la Première Guerre mondiale, ces gars dans une tranchée, et nous en face, dans la nôtre, séparés par quelques mètres de terrain bourbeux, ce serait très vite terminé. Et c’est ce que les islamistes les plus futés ont saisi. Ils savent qu’ils ne peuvent pas gagner sur le champ de bataille, mais ils ont compris qu’il était possible de faire traîner les choses jusqu’à ce que la civilisation occidentale s’effondre d’elle-même et que l’islam triomphe par forfait.
Il s’agit, en fait, de notre manque de confiance en notre civilisation. Une citation célèbre d’Arnold Toynbee dit [4]: « Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre », et c’est ce que l’on peut voir de par le « monde occidental », en ce moment. L’ordre du jour progressiste – aides sociales somptuaires, avortement, laïcisme, multiculturalisme – est, pris dans son ensemble, le modus operandi de ce suicide. Prenez le multiculturalisme : ce qui est sympa avec le multiculturalisme, c’est qu’il n’implique nullement de connaître quoi que ce soit des autres cultures – la capitale du Bhoutan, les principaux produits d’exportation du Malawi, il n’en a cure. Tout ce qu’il requiert, c’est qu’on éprouve de la bienveillance envers ces civilisations. C’est, fondamentalement, une escroquerie, et je serais prêt à arguer que c’est accepté ainsi de manière subliminale. La plupart des gens qui adhèrent à l’idée que toutes les cultures se valent ne veulent vivre dans rien d’autre qu’une société occidentale avancée : le multiculturalisme, ça veut dire que votre enfant doit apprendre un piètre chant folklorique exotique pour la fête de l’école, cet hiver, plutôt que de pouvoir y chanter « Il est né le divin enfant » ; ou bien que votre masseuse holistique emploie des techniques développées à partir de la spiritualité des Indiens d’Amérique du Nord ; mais ça n’implique pas que vous, ou qui que ce soit de vos connaissances, doivent vivre dans une société africaine, ou amérindienne. C’est là un exemple typique de fumisterie progressiste.
Puis, le 11 septembre est arrivé. Et, bizarrement, la réaction de quasiment tout chef d’Etat occidental a été de se rendre en visite dans une mosquée : Le Président Bush l’a fait, le Prince de Galles l’a fait, le Premier Ministre du Royaume-Uni l’a fait, le Premier Ministre du Canada l’a fait… . Le Premier Ministre de l’Ontario ne l’a pas fait, ce qu’une vingtaine de leaders de la communauté musulmane de la province s’empressa de dénoncer. Je ne sais pas pourquoi il n’a pas visité de mosquée. Peut-être avait-il du retard dans son travail, ou bien était-ce l’heure de pointe à la mosquée, avec des embouteillages sur la route, les hommes d’Etat tentant tous de se rendre à la Mosquée du Saint Cimeterre de l’Exterminateur d’Infidèles située dans la Grand-Rue. Toujours est-il qu’il n’a pas réussi à caser cette visite dans son programme surchargé. Le Ministre de la Citoyenneté de l’Ontario s’est bien montré dans une mosquée, mais les imams ont pris cela comme une grave insulte, un peu comme si la Reine d’Angleterre envoyait Fergie [*] ouvrir les Jeux du Commonwealth. Le Premier Ministre d’Ontario dut donc organiser une grande rencontre avec les imams mécontents, pour s’excuser de ne pas être allé dans une mosquée et pour, selon les mots du Toronto Star, « leur fournir l’assurance que le gouvernement provincial ne les considère pas comme des ennemis ».
Quoi qu’il en soit, la fièvre du Vite-emmenez-moi-à-la-mosquée est terminée, mais elle a donné le ton de notre approche générale vis-à-vis de ces événements atroces. L’ancienne définition d’une nanoseconde était : le laps de temps qui s’écoule, à New York, entre le passage du feu de circulation au vert et le premier coup de klaxon d’une voiture à l’arrière. La nanoseconde, c’est maintenant le laps de temps qui s’écoule entre un attentat terroriste et le communiqué de presse d’un lobby islamique mettant en garde contre le risque de réactions violentes à l’encontre des musulmans. Dans la plupart des cas, on trouverait qu’il est de très mauvais goût de détourner l’attention d’un crime violent, bien réel, en tirant la sonnette d’alarme pour en évoquer un autre - purement hypothétique, lui. Inutile de dire qu’il n’y a aucune campagne de crimes liés à la haine islamophobe. S’il faut vraiment parler de crimes de haine, c’est plutôt l’Occident qui est sous le coup d’une épidémie de crimes de haine de soi. Un commentateur qui écrit sur le site Internet de Tim Blair, en Australie, a fort bien résumé les choses en parodiant talentueusement les gros titres du Guardian [5] : « Les dirigeants de la communauté musulmane mettent en garde contre un retour de manivelle après les attentats terroristes de demain matin ». Ces dirigeants nous ont bien jaugés.
L’islam radical, c’est ce que le multiculturalisme attendait depuis longtemps. Dans The Survival of Culture, je citais l’éminente avocate britannique, Helena Kennedy, C.R. [6]. Peu après le 11 septembre, la baronne Kennedy soutint, lors d’une émission de la BBC, qu’il est trop facile de dénigrer les « fondamentalistes islamiques ». « Nous, les bienveillants Occidentaux, sommes nous-mêmes des fondamentalistes », déplora-t-elle. « Mais nous n’examinons pas notre propre fondamentalisme ».
Son hôte l’interrogea : Que sont exactement les éléments de ce fondamentalisme occidental ? Réponse : « Une des choses sur lesquelles nous sommes trop prompts à insister est que nous sommes des personnes tolérantes, et que l’intolérance est quelque chose qui est propre à d’autres pays, comme l’islam. Et je ne suis pas sûre que ce soit vrai. »
Hum, Madame Kennedy pense donc que la tolérance que nous avons à l’égard de notre tolérance nous rend intolérants à l’intolérance d’autres gens, ce qui est intolérable. Et, aussi invraisemblable que cela paraisse, c’est maintenant devenu la forme la plus haute, la plus raffinée du multiculturalisme. Ainsi, vous êtes gentil envers les homosexuels et les Inuits ? La belle affaire. N’importe qui peut être tolérant à l’égard de gens comme eux, mais c’est la tolérance envers l’intolérance qui donne les frissons de plaisir les plus intenses aux multicultimasochistes. En d’autres termes, tout comme la problématique du SIDA a considérablement contribué à l’entrée du programme de revendications "gay" dans nos sociétés, les événements du 11 septembre ont grandement facilité notre capitulation face aux aspects les plus extrêmes de l’ordre du jour multiculturel.
Exemple. Lorsque deux Canadiens revinrent au pays, un jour de 2004, à l’aéroport international Lester B. Pearson, de Toronto. Il s’agissait du fils et de la veuve d’un homme nommé Ahmed Said Khadr, connu derrière la frontière pakistano-afghane sous le pseudonyme d’ « Al-Kanadi » [le Canadien]. Pourquoi ? Parce qu’il était le Canadien de plus haut rang au sein d’Al Qaïda – il y en a plein d’autres, des Canadiens, au sein d’Al-Qaïda, mais il était le Numero Uno. En fait, on pourrait soutenir que la famille Khadr constitue la principale contribution canadienne à la « Guerre contre le Terrorisme ». Bon, certes, du mauvais côté (excusez-moi, je ne voudrais pas avoir l’air de critiquer…), mais personne ne peut dire qu’ils n’étaient pas au cœur des événements. Un des fils de M. Khadr a été fait prisonnier en Afghanistan, après avoir tué un médecin des Forces Spéciales américaines. Un autre a été capturé et est détenu à Guantanamo. Un troisième s’est fait exploser en tuant un soldat canadien à Kaboul. Papa Khadr est lui-même mort lors d’une escarmouche entre Al Qaïda et les troupes pakistanaises, début 2004. Et on dira que les Canadiens ne font aucun effort dans cette guerre !
Suite à la fusillade, qui fut fatale à Al-Kanadi, son plus jeune fils s’est retrouvé paralysé. Et, ce qu’on peut comprendre, Junior a préféré ne pas tester l’hôpital d’une prison de Peshawar. Ainsi, voici Mme Khadr et son garçon de retour à Toronto, pour qu’il puisse jouir des avantages offerts par les services médicaux ontariens. « Je suis Canadienne, et je ne supplierai pas pour bénéficier de mes droits », déclara la veuve Khadr. « J’exige mes droits. »
Il est souvent dit que la trahison est difficile à prouver devant un tribunal, mais étant donné les circonstances de la mort de M. Khadr, il semble clair que non seulement il fournissait « aide et réconfort aux ennemis de la Reine » mais qu’il était, en fait, l’ennemi de la Reine. L’infanterie légère canadienne de la Princesse Patricia, le 22ème régiment royal, et bien d’autres Canucks [7] encore, ont pris part au conflit d’Afghanistan ; la famille Khadr y était aussi… en face. Néanmoins, le Premier Ministre du Canada estima que les prétentions du jeune Khadr à bénéficier du système médical public constituaient une excellente occasion de prouver l’ampleur de son engagement personnel envers la « diversité ». Interrogé sur le retour des Khadr à Toronto, il affirma : « je crois qu’une fois que vous êtes citoyen canadien, vous avez le droit de conserver vos propres opinions et d’être en désaccord [avec la politique de votre pays]. »
C’est vraiment merveilleux, le multiculturalisme : vous pouvez choisir dans quel camp faire cette guerre. Lorsque l’ordre d’incorporation arrive, cochez juste « équipe nationale » ou « adversaire » selon vos préférences. Le Premier Ministre canadien est typique du politicien occidental au stade avancé : il aurait pu dire : « ces gens sont méprisables, et je sais que beaucoup d’entre nous sont dégoûtés à l’idée que l’argent des contribuables serve à soigner un homme pour qui la nationalité canadienne n’est qu’un pavillon de complaisance ; mais c’est malheureusement la loi, et, en attendant que nous tentions de la modifier à l’avenir, il semble que ce louche individu s’en tire à bon compte ». En fait, son réflexe instinctif fut de faire de tout cela la démonstration éclatante des vertus de l’Etat multiculturel. Comme beaucoup de dirigeants « éclairés » d’Occident, le Premier Ministre canadien se félicitera encore de sa tolérance sans limite, même lorsque les forces de l’intolérance le consumeront.
Ceci, d’ailleurs, constitue l’un des points de similitude entre le djihad et les mouvements terroristes conventionnels comme l’IRA ou l’ETA. Les groupes terroristes persistent parce que ceux qui en sont la cible manquent de confiance en eux-mêmes : l’IRA, par exemple, a correctement supputé que les Anglais avaient les moyens de les écraser totalement, mais n’avaient pas la volonté de le faire. Ils savaient donc que, s’ils ne pouvaient avoir le dessus militairement, ils ne pourraient néanmoins jamais être défaits. Les islamistes se sont figurés la même chose. La seule différence est que la plupart des conflits terroristes sont fortement limités dans l’espace. Nous avons maintenant la première insurrection terroriste véritablement internationale, les islamistes considérant le monde entier de la même façon que l’IRA considère les tourbières du Fermanagh : ils le veulent, et ils ont calculé qu’il manquait à notre civilisation toute entière la volonté de les repousser.
Nous passons beaucoup de temps, dans les pages du New Criterion, à attaquer nos élites, et nous avons raison de le faire. L’Etat-major de notre culture se comporte de manière honteuse depuis plusieurs décennies. Cependant, si le problème n’était que celui des élites, ce ne serait pas si grave : la foule pourrait s’insurger et les pendre aux réverbères – un scénario qui n’est pas inconcevable dans certains pays du continent européen. Mais la mainmise des gouvernements sur la plupart des principaux devoirs de la vie – l’éducation des enfants, la prise en charge des parents âgés – a profondément modifié la relation entre le citoyen et l’Etat. À un certain point, vous franchissez une frontière – je dirais que l’Etatisation des soins médicaux est un bon exemple de ce point –, et il est dès lors très difficile de persuader une population qui bénéficie de tant de largesses gouvernementales, de revenir en arrière. Récemment, dans le National Review, j’ai exprimé mon désaccord avec cette phrase que Gerald Ford utilisait toujours pour se faire bien voir des conservateurs : « Un gouvernement qui est assez omnipotent pour tout vous donner est assez puissant pour vous prendre tout ce que vous avez ». En fait, il y a des problèmes bien avant ce point : un gouvernement assez omnipotent pour tout vous donner n’est pourtant pas assez puissant pour vous faire rendre quoi que ce soit. C’est ce que les classes politiques françaises et allemandes sont en train de découvrir.
Reprenons à nouveau la liste de conflits locaux que j’ai mentionnés plus haut. Le djihad a su tenir bon longtemps contre des ennemis très coriaces. Si vous n’avez pas peur de vous en prendre aux Israéliens, aux Russes, aux Indiens et aux Nigérians, pourquoi ne tenteriez-vous pas votre chance contre les Belges, les Danois et les Néo-Zélandais ?
Ainsi les djihadistes, la plupart du temps, ne font-ils guère plus que nous pousser légèrement dans le dos tandis que nous avançons comme des somnambules vers le précipice. Quand je dis « comme des somnambules », ce n’est pas parce que nous baignons dans une culture blasée. Au contraire, l’un des signes les plus nets de notre déclin est la façon dont nous dépensons tant d’énergie à nous inquiéter de faux problèmes. Si vous avez lu le best-seller de Jared Diamond, Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed [8], vous savez qu’il traite en détail de la façon dont les habitants de l’île de Pâques se sont retrouvés sur la paille parce qu’ils ont coupé tous leurs arbres. Apparemment, c’est pour ça qu’ils ne sont pas membres du G8 ou du Conseil de Sécurité de l’ONU. Idem pour les Groenlandais, les Mayas, et le reste des « sociétés » que Diamond a curieusement sélectionnées. Pour sûr, selon les vues de cet auteur, à peu près toute société s’effondre parce qu’elle a abattu ses arbres.
Ce pauvre vieux Diamond ne peut voir la forêt à cause de son obsession pour les arbres (notons, au passage, que la Russie est en train de s’effondrer alors qu’elle est en plein reboisement). Une des manières dont les sociétés « décident de leur disparition ou de leur survie», c’est en sélectionnant l’objet de leurs inquiétudes. Le monde occidental a procuré plus de richesse et plus de confort à plus de ses citoyens que n’importe quelle autre civilisation dans l’histoire, et, en retour, nous avons développé un véritable culte de l’inquiétude. Vous connaissez les classiques du genre : en 1968, dans son best-seller The Population Bomb [9], l’éminent scientifique Paul Ehrlich déclarait: « Dans les années 70, le monde subira des famines – des centaines de millions de personnes vont mourir de faim » ; en 1972, dans une étude qui a fait date, intitulée The Limits to Growth [10], le Club de Rome annonçait que le monde tomberait à court d’or dès 1981, de mercure dès 1985, d’étain dès 1987, de zinc dès 1990, de pétrole dès 1992, et de cuivre, de plomb et de gaz dès 1993.
Rien de tout cela ne s’est produit. En fait, c’est exactement l’inverse qui a lieu. Nous croulons sous les ressources, mais nous commençons à manquer de gens – la seule ressource vraiment indispensable, sans laquelle aucune autre n’a d’importance. La Russie en est l’exemple le plus manifeste : c’est le plus grand pays du globe, il regorge de ressources naturelles, et pourtant il se meurt – sa population diminuant de manière catastrophique.
La réaction par défaut, de nos élites, est que tout ce qui se passe – du terrorisme au tsunami – ne peut être compris que comme dérivant des effets pernicieux de la civilisation occidentale. Comme l’écrivait Jean-François Revel, « il est clair qu’une civilisation qui se sent coupable de tout ce qu’elle est et fait n’aura jamais l’énergie ni la conviction nécessaires pour se défendre elle-même ».
Et bien qu’aucun pronostic des blockbusters éco-funestes des années 70 ne soit devenu réalité, tout ce que cela semble signifier, 30 ans plus tard, est qu’il faut reporter l’apocalypse. L’estimation a été rectifiée et on parle maintenant de 2032 pour la fin du monde. C’est-à-dire qu’en 2002, le Global Environmental Outlook [11] des Nations Unies prédisait « la destruction de 70% du monde naturel dans les 30 ans, des extinctions de masse (…) plus de la moitié de la planète sera affectée par le manque d’eau, un problème sérieux pour 95% des habitants du Moyen-Orient (…) 25% de toutes les espèces de mammifères et 10% des espèces aviaires probablement éteintes (…) ».
Etc., etc., pendant 450 pages. Ou, pour faire court, comme le Guardian le titra, « Sauf modification de nos habitudes, le monde court au désastre ».
OK, voici mes prévisions pour 2032 : Sauf modification de nos habitudes, le monde fait face à un futur… où l’environnement sera plutôt en forme. Si vous êtes un arbre ou un rocher, vous vivrez dans le trèfle. Ce sont les Italiens et les Suédois qui feront face à l’extinction et à la perte de leur habitat naturel.
Il n’y aura pas d’apocalypse écologique. Le pétrole, les émissions de dioxyde de carbone, la déforestation - rien de tout cela ne vaut qu’on s’en inquiète. Ce qui est inquiétant, c’est que, passant tellement de temps à nous alarmer de ce qui n’en vaut pas la peine, nous ne nous inquiétions pas de ce qui devrait nous tracasser. Cela fait 30 ans que l’on ne cesse de vouloir nous « réveiller » à propos de faux problèmes. Mais s’agissant de menaces bien réelles, de changements implacables de notre société – nous dormons profondément. Le monde change de manière spectaculaire en ce moment, et des experts hystériques discutaillent d’une hypothétique diminution du krill en Antarctique [12] qui pourrait avoir lieu dans un avenir si lointain qu’il est peu probable qu’un quelconque éco-militant italien ou japonais soit encore de ce monde pour s’en désoler.
Dans une économie mondialisée, les écologistes voudraient que nous nous tracassions de ce que le capitalisme du monde industrialisé impose ses usages aux cultures bucoliques, pastorales, primitives de coins perdus du tiers-monde. Et pourtant, si tant est que la « mondialisation » soit une menace, le danger est précisément le contraire – que les particularismes de ces coins perdus puissent avoir des conséquences immédiates dans le monde industrialisé. Les porcs sont un capital précieux et dorment dans les foyers en Chine rurale – et en moins de deux, une maladie respiratoire inconnue tue des gens à Toronto, simplement parce que quelqu’un a pris l’avion. C’est la manière dont il faut voir l’islamisme : nous nous tourmentons à propos de McDonald et de Disney, mais la vraie grande success story de la mondialisation, c’est ce que les Saoudiens ont fait de ce qui était il y a 80 ans une branche de l’islam - rigoriste, mais relativement obscure et mineure, pratiquée par des Bédouins itinérants -, et l’ont exportée avec succès [13] jusqu’à Copenhague, Rotterdam, Manchester, Buffalo, etc.
Où est le plus grand danger ? Dans une mondialisation qui exporte des cheeseburgers et de la musique pop, ou dans une mondialisation qui exporte les aspects les plus féroces de sa culture ? Quand on en vient à prédire le futur, les taux de fertilité sont les chiffres les plus concrets que nous ayons. S’il ne naît qu’un million de bébés en 2006, il sera difficile de voir deux millions de jeunes adultes entrer dans la vie active en 2026 (ou 2033, ou 2037, ou dans le laps de temps qu’il leur faudra pour terminer leur licence en Gestion de la colère, ou autre type d’études biscornues). Et ces chiffres concrets, concernant les poupons dans le monde occidental, montrent qu’ils sont en voie de devenir une denrée rare, bien plus vite que le pétrole. Le « seuil de remplacement » - c’est-à-dire le taux de fertilité nécessaire pour qu’une population soit simplement stable, sans accroissement ni diminution – est de 2.1 enfants par femme. Les taux de fertilité de certains pays sont bien au-delà de ce chiffre : les champions du monde en termes de fertilité en sont à 6.91 pour la Somalie, 6.83 pour le Niger, 6.78 pour l’Afghanistan, 6.75 pour le Yémen [14]. Vous notez ce que ces pays ont en commun ?
Déroulez cette liste des « Meilleurs reproducteurs » jusqu’en bas, et vous finirez par trouver les Etats-Unis, flottant juste au niveau du seuil de remplacement avec 2.07 naissances par femme. L’Irlande est à 1.87, La Nouvelle-Zélande à 1.79, l’Australie à 1.76. Mais le taux de fertilité du Canada n’est qu’à 1.5, bien en deçà du seuil de remplacement ; l’Allemagne et l’Autriche sont à 1.3, au bord du précipice ; la Russie et l’Italie sont à 1.2 ; l’Espagne à 1.1, à peine la moitié du seuil de remplacement, c’est-à-dire que chaque génération comporte moitié moins de gens que la précédente [15]. En 2050, la population de l’Italie devrait avoir diminué de 22%, celle de la Bulgarie de 36%, celle de l’Estonie de 52%. En Amérique, les tendances démographiques suggèrent que les "blue states" [16] devraient demander leur adhésion honoraire à l’Union Européenne : lors des élections de 2004, John Kerry a remporté les suffrages des 16 Etats les moins fertiles ; Georges W. Bush, ceux de 25 des 26 Etats aux plus hauts taux de fertilité. D’ici 2050, il devrait il y avoir quelque 100 millions d’Européens en moins, et 100 millions d’Américains en plus – et principalement des Américains nés dans les "red states".
Tandis que la fertilité se ratatine, les sociétés vieillissent ; tant le Japon, que la plupart des pays européens sont bien partis pour devenir les sociétés les plus âgées que l’on ait jamais vues fonctionner. Et nous savons ce qui accompagnera ce vieillissement. Ces pays vont tomber en faillite – à moins qu’ils ne réussissent à trouver la volonté de changer leur système. Est-ce vraisemblable ? Je ne le crois pas. En observant les résultats des élections européennes – comme tout récemment en Allemagne –, il est difficile de ne pas conclure que, si les électeurs sont peu satisfaits de leurs hommes politiques, ils sont surtout mécontents parce qu’ils n’apprécient pas qu’on leur demande de réexaminer leurs avantages sociaux, et qu’ils n’ont aucunement l’intention de les remettre sérieusement en question, quel que puisse en être le coût pour la génération suivante. Le gouvernement écossais a récemment retiré une proposition qui visait à relever l’âge de la retraite des travailleurs du secteur public. Jusqu’ici, cet âge est fixé à 60 ans, ce qui est agréable, mais financièrement intenable. L’attitude du travailleur lambda écossais, quant à ce problème, est toutefois que ce n’est pas le sien. À l’heure actuelle, le salarié allemand preste 22% moins d’heures par an que son homologue américain, et aucun politicien souhaitant rester électoralement viable n’oserait proposer de réduire significativement cet écart.
Il ne s’agit pas d’une différence culturelle enracinée de longue date entre le Vieux et le Nouveau monde. Cela ne date que des années 70, environ. Si l’on tient vraiment à chercher des responsables, on pourrait avancer que c’est un effet de la présence militaire américaine en Europe, du fait que cette sécurité, garantie par les Américains, a libéré des fonds pour les budgets européens : au lieu qu’il ait fallu le dépenser dans l’acquisition d’armement, de l’argent a pu être consacré à « mettre du beurre dans les épinards » et à passer de la pommade aux électeurs. Si Washington ne trouve pas, en l’Europe, une alliée sérieuse, eh bien, la faute à qui ? Qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a créé cette alliance militaire post-moderne qu’est l’OTAN ? Le « monde libre », comme les Américains le nommaient, offrait gratuitement ses avantages à tous les autres. Et, s’étant vus déchargés des responsabilités premières d’une nation, il n’est pas surprenant que les Etats européens n’aient que peu envie de les ré-endosser. Au fond, le niveau somptuaire de prise en charge sociale du continent a été subventionné par le contribuable américain. À long terme, ce ramollissement de larges parties de l’Occident les a rendues inaptes à résister à des puissances élémentaires, tel l’islam.
Il n’y a aucune « Bombe P » [17]. Il n’y en a jamais eu. Les taux de natalité diminuent partout sur la planète – et peut-être qu’à la fin, chaque couple du globe décidera d’opter pour le modèle bobo-occidental-d’avoir-un-enfant-sur-mesure-à-39 ans. Mais la démographie est un jeu qui favorise le dernier présent. Les groupes qui succomberont en dernier à l’apathie démographique auront un gros avantage. Même en 1968, Paul Ehrlich et compagnie auraient dû comprendre que leur soi-disant « explosion démographique » n’était en réalité qu’un réajustement massif. Sur l’accroissement de la population mondiale qui a eu lieu entre 1970 et 2000, la part du monde développé n’a été que de 9%, tandis que la part du monde musulman a représenté 26% de cette augmentation. Entre 1970 et 2000, la proportion de la population mondiale représentée par le monde développé est passée d’un peu moins de 30% à tout juste plus de 20%, tandis que les pays musulmans passaient de 15 à 20% de la population mondiale.
1970 ne semble pas si loin. Si vous êtes du même âge que la plupart des gens qui font tourner le monde occidental aujourd’hui, vos bas de pantalons sont plus étroits qu’à l’époque et vos cheveux un peu moins dans le vent, mais le panorama qu’offre votre vie – l’aspect de votre maison, la silhouette de votre voiture, la forme de votre électroménager, les marques de ce que contient votre réfrigérateur – ne sont pas tellement différents. À part Internet, le téléphone portable et le CD, tout dans votre monde est à peu près pareil, seulement légèrement modifié.
Mais le monde a pourtant complètement changé. Changement synthétisé par ces chiffres bruts : en 1970, le monde développé comptait deux fois autant de gens que le monde islamique. En 2000, ces proportions étaient les mêmes : 20% chacun.
Qu’en sera-t-il en 2030 ?
Ainsi, les habitants du globe sont beaucoup plus musulmans qu’ils ne l’étaient il y a trente ans, et beaucoup moins « occidentaux ». L’Europe est devenue plus islamique de manière significative, ayant (officiellement) absorbé, durant cette période, quelques 20 millions de musulmans – ce qui représente l’équivalent du cumul des populations de quatre pays européens (Irlande, Belgique, Danemark et Estonie). L’islam est la religion dont la croissance est la plus rapide en Occident : au Royaume-Uni, il y a plus de musulmans que de chrétiens qui assistent aux offices religieux de manière hebdomadaire.
Ces tendances peuvent-elles se maintenir pendant une trentaine d’années encore sans avoir de conséquences ? L’Europe de la fin de ce siècle ressemblera à un continent dévasté par la bombe à neutrons : les grands bâtiments seront toujours debout, mais les peuples qui les auront construits auront disparu. Nous vivons une époque remarquable : le suicide des races qui, tant bien que mal, ont façonné le monde moderne.
À quoi ressemblera l’Europe à la fin de ce processus ? Qui peut le dire ? D’un côté, il faut envisager l’idée que l’Amérique pourrait trouver moins complexe d’avoir affaire à une Europe islamisée plutôt qu’à celle de Monsieur Chirac, de Herr Shröder et compagnie. D’un autre côté, vu les antécédents du continent, on verra peut-être couler beaucoup de sang avant d’en arriver là. Mais quoi qu’il en soit, c’est là-bas que se situe le vrai champ de bataille. Les cinglés d’Al-Qaïda ne pourront jamais trouver assez de pilotes-suicide prêts à précipiter assez d’avions dans suffisamment de gratte-ciels pour renverser l’Amérique. Cependant, à la différence de ce qui se passe chez nous, les islamistes pensent à long terme ; vu leur avantage démographique en Europe et le ton des lobbies musulmans qui émergent là-bas, ils ont de bonne chance de récolter ce pourquoi ils écrasent des avions dans les bâtiments, juste en attendant quelques années de plus. Les gratte-ciels seront à eux, pourquoi dès lors les faire s’écrouler ?
Le déclin final et la chute des grandes civilisations suit un schéma familier : affluence, indolence, décadence, extinction. Vous ne remarquerez pas vous-même le basculement d’une étape à l’autre, parce qu’il y aura toujours un politicard aguicheur prêt à fournir à son époque un slogan astucieux et trompeur – comme le célèbre « il s’agit du futur de tous nos enfants » [18], de Bill Clinton. À droite, nous avons passé les années 90 à railler les discours pénibles de Clinton, sirupeux sur tous les sujets, depuis le Kosovo jusqu’au financement des autoroutes. Mais une grande partie de l’Occident ne peut même pas lui ravir ses platitudes boiteuses : une société qui n’a pas d’enfants n’a aucun futur.
Chaque époque entretient l’illusion de la permanence. En 1913, personne ne pensait que les empires russe, autrichien, allemand et turc auraient disparu en l’espace de cinq ans. De même, soixante-dix ans plus tard, tous ceux qui traitaient dédaigneusement Reagan de « gentil cancre » (selon l’expression de Clark Clifford [19]) nous assuraient que l’union Soviétique ferait perpétuellement partie de notre quotidien. Les analystes de la CIA voyaient, dans l’Allemagne de l’Est, la neuvième plus grande puissance économique au monde. En 1987, quasiment aucun expert ne prédisait l’effondrement imminent du Mur de Berlin, du Pacte de Varsovie, et de l’URSS elle-même.
Toutefois, même selon les faibles normes établies par ces minables précédents, les soi-disant « civilisations post-chrétiennes » – c’est ainsi qu’une personne de premier plan appartenant à l’institution de l’Union européenne me décrivit son continent – sont encore plus susceptibles que les sociétés traditionnelles de prendre le présent pour un état permanent. Les cultures religieuses ont un bien plus grand sens à la fois du passé et du futur, comme nous, il y a un siècle, lorsque nous parlions de la mort comme d’un passage pour rejoindre « la grande majorité » dans « le monde invisible ». Si le point de départ du laïcisme est que tout ce qui existe se trouve ici-bas, ce n’est pas vraiment une surprise si les gens attribuent à notre bas monde et à notre époque de bien plus grandes capacités de rémanence qu’ils n’en ont jamais eues. L’idée que le modèle social européen est un foyer perpétuel de développement humain a toujours été insensée ; nous savons maintenant qu’elle est, en outre, suicidaire.
Pour parer à l’effondrement, les nations européennes devront accueillir des immigrés à un rythme qu’aucune société stable n’a jamais expérimenté [20]. La CIA prévoit un écroulement du système vers 2020 [21]. Tant donné que la CIA s’est plantée dans à peu près toutes ses prédictions depuis un demi-siècle, on pourrait s’attendre à ce que l’Union Européenne soit, à coup sûr, la superpuissance du nouveau millénaire. Mais même un barbouze de bas étage a raison une fois tous les dix ans. S’il y a quelque chose à y redire, c’est que la date donnée semble être une estimation prudente. Il paraît plus vraisemblable que dans les deux prochains cycles électoraux européens, les contradictions internes de l’UE se manifesteront d’elles-mêmes de la manière habituelle, et que dès 2010 nous pourrons voir à la télévision, chaque soir, des bâtiments en flammes, des émeutes dans les rues, et des assassinats. Même s’ils évitent d’en arriver là, l’idée qu’une Europe sans descendance puisse rivaliser militairement ou économiquement avec l’Amérique est risible. À un point de ce siècle, il y aura 500 millions d’Américains, et ce qui restera de la population européenne sera ou très âgé ou très musulman. Le Japon fait face au même problème : sa population est déjà en déclin absolu, sur la première pente d’une si longue dégringolade, qu’il est improbable de la voir remonter. Le Japon pourra-t-il rester une puissance économique s’il est peuplé de Coréens et de Philippins ? C’est très possible. Qu’en est-il d’une Allemagne peuplée d’Algériens ? C’est une question plus délicate.
Le meilleur scénario possible : Le continent finit comme la ville de Vienne, en s’engourdissant doucement et en connaissant des taux d’imposition suédois.
Le pire scénario : Implémentation de la Charia vers 2040 ; semi-charia bien avant – et nous voyons déjà l’amorce de cette direction.
En juillet 2003, au cours d’une allocution devant le Congrès des Etats-Unis, Tony Blair observa : « Comme la Grande-Bretagne le sait bien, toute grande puissance semble, à un certain moment, invincible, alors qu’elle n’est, en fait, qu’éphémère. La question est : que laisser derrière soi ? »
Excellente question. Britannia n’exercera jamais plus le pouvoir sans égal qu’elle détenait à l’apogée de son empire, mais l’héritage britannique perdure, à différents degrés, chez beaucoup d’importants acteurs régionaux du monde d’aujourd’hui – Australie, Inde, Afrique du Sud – et dans des dizaines de petites Etats insulaires, disséminés des Caraïbes au Pacifique. Si la Chine prend jamais sa place parmi les nations avancées, ce sera sans doute parce que la République Populaire aura appris davantage de la Hong-Kong britannique que Hong-Kong n’aura appris du Petit Livre Rouge. Et, bien sûr, la puissance dominante actuelle tire ses caractéristiques politiques de citoyens britanniques du XVIIIe siècle, qui entreprirent de donner à certaines idées anglaises un portée plus que ce que la mère patrie envisageait de faire.
Quinze ans après avoir remporté la victoire dans la Guerre Froide et avoir célébré la « fin de l’Histoire », la question du « que laisser derrière soi ? » est plus urgente que la plupart d’entre nous ne l’imaginaient. « L’Occident », en tant que concept, est mort, et l’Occident, sur le plan démographique, se meurt en ce moment.
À quoi ressembleront Londres, ou Paris, ou Amsterdam, vers le milieu des années 2030 ? Si les politiciens européens ne font aucun effort sérieux pour sevrer les gens de leurs privilèges non viables – semaine des 35 heures, retraite à 60 ans, etc. – alors, il faudra que l’UE importe de telles quantités de travailleurs d’Afrique du Nord et du Proche-Orient pour maintenir le niveau actuel des pensions et des soins médicaux, qu’elle sera bien partie pour atteindre un taux de population majoritairement musulmane vers 2035. Dans l’Etat actuel des choses, les familles musulmanes sont déjà la source principale d’accroissement démographique des villes anglaises. Une société peut-elle avoir une population de plus en plus musulmane sans que ses particularités politiques ne le deviennent aussi ?
Ce problème devrait interpeller la gauche. Moi, je suis conservateur – je ne suis pas vraiment du bord des islamistes lorsqu’il est question de décapiter les sodomites, et cetera, mais je suis d’accord pour dire que Britney Spears [**] s’habille comme une traînée : sur ce point-là, je suis d’accord avec le Mollah Omar. Mais, si votre dada est le féminisme, l’avortement ou le mariage homo, qu’est-ce qui vous dit que le culte de la tolérance prévaudra une fois que la frange la plus importante de la société sera constituée de gens joyeusement intolérants ? Après tout, qui seront les premières victimes de l’effondrement du nombre des naissances en Occident ? Même en adoptant la vision optimiste que l’Europe sera capable de résister à l’imposition rampante de la Charia, comme ce que l’on voit actuellement au Nigeria, il reste que le monde islamique n’est pas particulièrement réputé faire grand cas du « droit de la femme à choisir », dans quelque sens que ce soit. J’observais, l’an dernier, la grande manifestation en faveur de l’avortement, qui s’est tenue à Washington [22], et au cours de laquelle l’actrice Ashley Judd et la militante féministe Gloria Steinem furent acclamées par des femmes brandissant des pancartes « Empêchez Bush d’entrer sur mon gazon [23] », et j’ai pensé que c’était comparable à un goûter d’aristocrates russes en 1917. En mettant la priorité sur leur droit à choisir [de donner la vie ou non], les femmes occidentales sont en train de livrer leur société aux mains de types bien plus patriarcaux qu’un père de famille de série télé des années 50. Si certaines de ces femmes qui défilent pour leurs « droits reproducteurs » comptent avoir des enfants, elles pourraient méditer sur les réalités démographiques : une petite fille née aujourd’hui n’aura sans doute pas la possibilité, à 40 ans, d’aller se pavaner ouvertement dans des manifestations eurabiennes, à Paris ou à Amsterdam, en scandant « Touche pas à mon minou ! ».
Juste avant l’élection présidentielle de 2004, l’éminente analyste politique qu’est l’actrice Cameron Diaz est apparue dans l’émission d’Oprah Winfrey pour expliquer ce qui était en jeu :
« Les femmes ont tant à y perdre. Je veux dire, nous pourrions perdre le droit à disposer de nos corps… Si vous pensez que le viol devrait être légal, alors ne votez pas. Mais si vous pensez que vous avez le droit de disposer de votre corps, alors vous devriez voter », conseilla-t-elle aux spectatrices.
Pauvre Cameron. Quelques semaines plus tard, les croquemitaines ont remporté les élections. Elle perdit tout droit à disposer de son corps. À la différence d’Alec Baldwin [24], elle ne put même pas aller s’installer en France ; intercepté dans le Terminal D, son corps a été interdit de vol…
Mais, après avoir fait passer l’élection présidentielle de 2004 pour un référendum sur le droit de violer, cela intéressera peut-être Mlle Diaz de savoir que, dans les faits, des hommes jouissent de ce droit grâce aux codes légaux islamiques de plusieurs pays dans le monde. Dans son livre The Empty Cradle [25], Philip Longman pose la question : « d’où viendront alors les enfants, dans le futur ? De plus en plus, ils seront conçus par des gens qui sont brouillés avec le monde moderne. Une telle tendance, si elle se maintient, pourrait éloigner la culture humaine de sa trajectoire actuelle, dominée par l’économie de marché, centrée sur l’individu et moderniste, en créant graduellement une culture dominée par le fondamentalisme – une nouvelle période d’obscurantisme. »
Il faudra expliquer à Cameron Diaz qu’il y a bien pire que John Ashcroft [26] dans ce monde.
Le propos de Longman est pertinent. L’attitude bien-pensante des Occidentaux de gauche fait que, dès que quelqu’un soulève la question de savoir s’il restera des Italiens dans la région nommée Italie, d’ici deux ou trois générations, ils hurlent au « raciste ». S’inquiéter de savoir quelle proportion de la population est « blanche » est saugrenu et inopportun. Il ne s’agit pas de race, mais de culture. Si votre population reconnaît à 100% les vertus de la démocratie libérale pluraliste et croit en elle, peu importe qu’il y ait 70% ou 5% de « blancs ». Mais si une partie de votre population croit en cette démocratie et l’autre pas, alors il devient primordial de savoir si la partie qui y croit représente 90% de la population ou seulement 60, 50, 45%, etc.
Depuis que le président des USA a exposé ce qui a été appelé la « doctrine Bush » – un plan pour promouvoir la liberté dans le monde arabe – d’innombrables "progressistes" ont systématiquement affirmé qu’il n’y a aucune preuve que le monde arabe veuille de cette liberté, et, qu’en fait, l’islam est incompatible avec la démocratie. Si c’est le cas, ce n’est pas un problème pour le Moyen-Orient aujourd’hui, mais pour l’Europe d’après-demain. Selon un sondage réalisé en 2004 [27], plus de 60% des musulmans britanniques aspireraient à vivre sous la Charia – au Royaume Uni ! Si une population « brouillée avec le monde moderne » est le groupe qui se reproduit le plus vite sur la planète – s’il y a plus de nations islamiques, plus de fondamentalistes dans ces nations, de plus en plus de musulmans dans les pays non islamiques, et de plus en plus de musulmans représentés au sein des institutions transnationales – est-il bien prudent de parier sur la survie du « monde moderne » ?
Pas vraiment
« Que laisser derrière soi ? » demandait Tony Blair. Au tournant de ce siècle, il ne restera que fort peu de Français et d’Allemands de souche, et, qui plus est, ils seront très âgés. Que laisseront-ils derrière eux ? Des territoires qui se trouveront porter leur nom et renfermer certains vieux monuments ? Ou bien les races européennes agonisantes comprendront-elles que le seul legs qui importe vraiment, c’est que les peuples qui vivront dans ces contrées après eux soient réconciliés avec la démocratie pluraliste et libérale ?
C’est la démographie, crétin [28].
S’ils ne peuvent trouver la volonté de changer le cours des choses, alors, « que laisser derrière soi ? » est la seule question qui importe.
Mark Steyn
© New Criterion
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