URSS : lâcheté et rares audaces des "Ingénieurs des âmes en chef"

Publié le par shlomo

 'Restaurant URSS', table plutôt luxueuse d'Ekaterinbourg, dans l'Oural (Jean-Pierre Thibaudat)

Couverture des 'Ingénieurs des âmes en chef'Staline appelait « ingénieurs des âmes » les écrivains. Les « ingénieurs des âmes en chef » sont ceux qui, à la tête des unions d’écrivains (de l’URSS, de Russie, de Moscou) ou des revues prestigieuses (comme « Novy mir »), ont joué un rôle déterminant dans la vie des écrivains soviétiques.

Ce sont les destins croisés de quatorze d’entre eux qui servent de fils conducteurs à l’ouvrage-somme de Cécile Vaissié :  « Les Ingénieurs des âmes en chef, littérature et politique en URSS 1944-1986 ».

Les dividendes du mensonge et de la calomnie

L’auteur qui a consacré un ouvrage aux combat des dissidents en Russie (« Pour la liberté et pour la nôtre » chez Laffont) et un autre relatant la vie de cette militante hors pair de la dissidence que fut Larissa Bogoraz (« une femme en dissidence », Plon) prend ici la littérature russe par l’autre bout de la lorgnette.

Non en se penchant, après d’autres, sur les destins et les œuvres de ceux qui, de Pasternak à Soljenitsyne, sont aujourd’hui reconnus comme les grands écrivains russes du XXe siècle après avoir été bafoués, humiliés et privés de publication, mais en racontant la vie, les basses œuvres, les rares audaces et les multiples lâchetés de ceux qui, ayant parfois été leurs amis ou les avoir un temps soutenus, ont brocardés ces vrais écrivains.

Et, du haut de leur fonction, agissant le plus souvent sur ordre, les ont exclus de l’union des écrivains et de tous les avantages que cela entraînait, les traînant dans la boue, jugeant leurs œuvres nulles ou nuisibles.

Une radiographie du système à travers la littérature

Moyennant quoi, à travers le miroir grossissant de la vie de ces êtres parfois pathétiques et talentueux et le prisme du fonctionnement des différentes instances littéraires, c’est une formidable traversée et une impitoyable radiographie du système soviétique que nous raconte et nous dévoile Cécile Vaissié.

D’autant que son champ d’études, qui va de 1944 au début de la Perestroïka, commence donc après les années 30 -celle des grandes purges où bon nombre d’écrivains partirent au Goulag ou furent exécutés. Elle embrasse une période contrastée, moins ouvertement dramatique, mais plus insidieuse.

Elle ne raconte pas un moment exceptionnel mais, somme toute, la vie normale de ces ingénieurs des âmes en chef dirigeant un système qui, en mettant de plus en plus les écrivains « au service du parti » sous couvert d’être au « service du peuple », éloignera de plus en plus les écrivains de la littérature.

Et cela jusqu’à l’absurde, c’est à dire jusqu’à considérer les dernières oeuvres de Brejnev (qu’il n’a pas écrites au demeurant) comme de la très haute littérature.

La pratique généralisée de la double pensée

Jamais on aura pénétré avec autant d’acuité dans la vie littéraire soviétique, la vivant quasi au jour le jour, de réunion en Congrès, de nominations en jubilé, de donneurs d’ordres (l’Agit prop, le KGB, ceux d’ « en haut ») en exécutants, de montée en puissance en disgrâce, de silences en discours fleuves.

Un système ou le repentir est érigé en dogme ou en bénédiction, avec prime à la traîtrise, un monde de la mauvaise conscience vite noyée dans la vodka, une saga d’écrivains qui n’écrivent pas ou si peu alors que les vrais livres sont remisés dans les étagères de l’oubli, un univers de la « double pensée » ou l’on dit ce que l’on ne pense pas avec toutes les perversités que cela peut entraîner.

Un monde enfin qui se construit sur l’oubli du précédent :  Khrouchtchev dans l’oubli de Staline, Brejnev dans l’oubli des années Khrouchtchev et ainsi de suite. Mais où les vieux réflexes restent les mêmes, où les clivages se retrouvent de génération en génération et jusqu’à aujourd’hui où, sous Poutine, l’opposition entre les écrivains nationalistes et anti-cosmopolites (antisémites) d’un côté et de l’autre et les écrivains « libéraux » demeure sous d’autres formes, où la notion d’artiste officiel a repris du galon.  

Les présidents passent, Sergueï Mikhalkov s'adapte

Rien d’étonnant à ce que l’ex et futur président Poutine ait demandé au vieux Sergueï Mikhalkov (le père des cinéastes Nikita Mikalkov et Andréï Kontchalovski) de réécrire une fois de plus l’hymne russe. Sergueï Mikalkhov -l’un des quatorze « héros » de Cécile Vaissié« - avait servi avec zèle tous les régimes soviétiques.

Roi de la double vie, il envoyait les écrivains aux champs à la tribune ou leur demandait d’être plus près du peuple et menait une vie de nabab en rentrant chez lui.

Un homme veule et indigne comme beaucoup de ses collègues hauts placés dans la hiérarchie littéraire, qui avait brocardé les “critiques cosmopolites” en 1949, attaqué Pasternak en 1958, qualifié dix ans plus tard d’ “hypocrites et de diffamateurs politiques” Siniavski et Daniel, mené la répression contres les pétitionnaires critiquant l’entrée des troupes russes à Prague en août 1968, traité Soljentisne de tous les noms, etc.

En s’en prenant de façon abjecte à Naoum Kleiman, le Langlois russe, Nikita Mikhalkov sera le digne fils de son père. Le livre de Cécile Vaissié nous aime aussi à comprendre la Russie d’aujourd’hui, où sous le vernis de l’économie de marché, bien des modes de pensée et d’agir soviétiques perdurent.

La haute figure d'Alexandre Tvardovski

Qui lit encore en Russie les oeuvres de Constantin Fédine, Guorgui Markov ou Félix Kouznétsov pour citer quelques “héros” du livre ? Personne. Leurs œuvres ont pourtant été tirées à des millions d’exemplaires, alors que sur ordre des ces fonctionnaires aux ordres on retirait des bibliothèques les oeuvres des écrivains récalcitrants.

Cécile Vaissié raconte par le menu le destin terrible d’un Alexandre Fadeïev qui finira par se suicider, celui de Constantin Simonov auteur d’un livre à succès “Je t’attends”, suivi d’un film que tous les Russes connaissent par cœur.

Simonov accédera aux plus hautes fonctions, pliera l’échine, condamnera, mentira, sera tour à tour lâche et courageux, et puis, peu avant de mourir, écrira des confessions poignantes et enfin sincères.

Vaissié s’attarde longuement, et c’est justice, sur la vie d’Alexandre Tvardovski -celui qui fera publier “Une journée dans la vie d’Ivan Denissovitch”, de Soljenitsyne dans la revue “Novy mir” qu’il dirigea avant d’en être chassé plus tard- une haute figure des années 60.

Elle dit aussi le destin d’écrivains moins renommés ou moins en vue mais qui sont comme des figures immaculées dans un monde vil où trône la médiocrité. Ainsi Félix Svétov. Dans les années 60, il fut l’un des critiques “libéraux” de la revue “Novy mir”.

Par la suite, il signa des lettres en faveur de Siniavski, Daniel, Soljenitsyne, Guinsbourg et bien d’autres. Loin de faire allégeance, il publie dans le samizdat et à l’étranger. On le convoque (à l’Union des écrivains de Moscou)  comme on convoque tôt ou tard tous les écrivains dans son genre.

A la tribune, Félix Kouznétsov, le numéro un de l’union que Svétov avait connu dans sa jeunesse. On menace de le briser s’il continue. Il continue en soutenant Sakharov.

Chacun a des enfants c'est à dire une conscience

On le convoque à nouveau. Il vient avec une lettre, la donne à l’un des secrétaires de l’Union et s’en va. On lit sa lettre. “Pourquoi vous taisez-vous aujourd’hui quand on jette en prison des gens qui ont rendu à la nation son honneur et sa dignité ?”, comment revendiquer “une appartenance à la culture russe” et exclure “Pasternak, Soljenitsyne, Voïnovitch, Vladimov, Kornilov, Kopélev et Tchoukovskaia” ?

Tout compte fait, Svétov préfère être exclu pour ne pas avoir à assumer “la lourde responsabilité des crimes” de ces secrétaires. Il ajoute :  “Cela sera mieux pour moi, mais pour vous ? Chacun de vous a des enfants, c'est-à-dire une conscience”.

Le 8 janvier 1986, alors que Gorbatchev est au pouvoir et deux mois avant qu’il ne lance la perestroïka, Félix Svétov est condamné à cinq années de relégation.  

Les Ingénieurs des âmes en chef, littérature et politique en URSS 1944-1986 de Cécile Vaissié - éd. Belin - 524p, 26€.

photo :  "restaurant URSS" (CCCP), un restaurant plutôt luxueux aujourd'hui à Ekaterinbourg (photo jpt)

Publié dans INTERNATIONAL

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